Le Machiavel de Trieste

Confinements et couvre-feux divers obligent, on peut en profiter pour lire ou relire l’un des chefs-d’œuvre de la littérature sans doute pas assez connu en France, «La Conscience de Zeno», signé du triestin Italo Svevo. Publiée en 1923, c’est une œuvre dont la fulgurance s’est imposée uniquement à quelques esprits avertis de l’époque, la mettant sur le même plan que Proust, Joyce ou Kafka. Il est vrai que Svevo a créé un monde d’une totale originalité, à l’égal de ces trois-là. Un monde comme on n’a jamais vu avant ni après, d’une profondeur comique inaltérable.

Joyce joue justement un rôle dans la reconnaissance de ce génie littéraire, lui qui donnait à Svevo des cours d’anglais à Trieste. Il entreprit de lui remonter le moral alors que ses deux précédents ouvrages, «Una vita» (1892) et «Senilita» (1898), n’avaient connu aucun succès, et l’introduisit auprès de sommités françaises comme Valery Larbaud et Benjamin Crémieux.
De toute façon, en dépit de son insuccès, le Triestin avait toujours poursuivi obstinément et secrètement une double vie, brillant homme d’affaire le jour et obscur écrivain la nuit. En fait, il s’était toujours senti écrivain de langue italienne et non pas de langue triestine (variante du vénitien) ou autrichienne, la ville étant dans sa jeunesse sous domination austro-hongroise. Trouver sa langue n’est pas une mince affaire pour un écrivain, voir Kafka ou Nabokov.

Pour la publication de son premier roman passé inaperçu, Ettore Schmitz avait adopté le pseudonyme d’Italo Svevo, soit l’Italien Souabe, tout un programme. Puis son père meurt, et il épouse sa cousine Livia. Après l’échec de son second opus, il se résout à intégrer l’entreprise de son beau-père, Gioacchino Veneziani, inventeur d’une formule chimique de peinture pour coques de navires (sic). Le beau-fils est nommé représentant à l’étranger, et après un fiasco en France, va séduire l’amirauté anglaise et faire tout simplement fortune. Lors de la première guerre mondiale, les Allemands ayant envahi Trieste tenteront de lui arracher le secret de «la peinture Veneziani», en vain. Et pour comble, il mourra d’un accident de voiture en 1928.
Tout ceci peut-il expliquer le monde loufoque qui peuple la «Conscience» ? C’est bien la question, car on se demande d’où sortent ces personnages tous plus bizarres les uns que les autres. On peut comprendre que Proust ait puisé son inspiration dans l’aristocratie française, Kafka dans l’univers absurde qui l’entourait, ou Joyce dans son Irlande bien-aimée, mais où donc Svevo a-t-il puisé son inspiration ? D’où sortent tous ces hommes et ces femmes uniquement préoccupés de leurs désirs ? Du monde douillet des affaires ?

À commencer par le héros lui-même, dont la vie entière consiste à assouvir ses passions secrètes en véritable Machiavel, manœuvrant sans cesse, mentant sans cesse y compris à lui-même, recourant au fantasme quand ça l’arrange, toujours préoccupé de se donner une bonne image et une bonne conscience (tiens, tiens…), toujours soumis à ses passions et pulsions. Un Machiavel introspectif, hystérique, sans aucun scrupule.
Comme chez Proust, le récit est mené par le narrateur, ce Zeno rédigeant sa biographie à la demande d’un certain docteur S., son psychanalyste, qui doit notamment l’aider à s’affranchir de son tabagisme. Nous allons bientôt découvrir que Zeno honnit ce psychanalyste, comme les autres nombreux médecins qu’il consulte au cours de sa vie, tous des charlatans. Et comme pour Proust, on ne cesse de se demander si ce Zeno est ou non, partiellement en tout cas, un double de l’auteur, question insoluble naturellement.
Svevo construit admirablement son récit dans un crescendo tragicomique, où l’humour règne en maître dans toutes les situations. Svevo s’amuse de tout, ne respecte rien, comme lors de ce premier passage sobrement intitulé «La cigarette», dans lequel il nous raconte ses résolutions incessantes de fumer enfin «la dernière cigarette». Mais cette résolution devient une fin en soi pour tromper son ennui d’être oisif. Pour se désintoxiquer, il finit par rejoindre une clinique à la demande de sa femme, un ange toujours souriant, mais devient brusquement fou à l’idée que cet ange souriant exemplaire pourrait profiter de son enfermement pour le tromper avec le jeune médecin de la clinique. D’ailleurs pourquoi mourir bien portant ?

Dans le récit suivant, «La mort de mon père», rendu de façon aussi magistrale que lorsque Proust décrit la mort de sa grand-mère (inspiré en réalité par la mort de sa mère), nous sentons toute l’horreur de la situation. Mais Zeno, lui, tout en se désespérant de la maladie mortelle de son père, ne cesse de s’apitoyer sur lui-même, observation en soi très juste, pour découvrir finalement que c’est seulement après sa mort qu’il a aimé son père, trop tard donc : « J’avais sans cesse devant les yeux l’imminence de la mort de mon père et je me demandais, que vais-je faire à présent dans la vie ? ».
Terrible acuité de Svevo, terrible humour qui débusque l’égoïsme profond de l’homme.
Dans «L’histoire de mon mariage», Svevo nous conte comment Zeno épouse l’une des filles de son ami Malfenti, son mentor en Bourse : «Il remuait dans sa tête un petit nombre d’idées, mais il les développait avec tant de clarté, les décortiquait avec tant d’assiduité, les appliquait en les adaptant quotidiennement à tant de nouvelles affaires qu’elles se mettaient à faire partie de sa personne, devenaient ses membres, son caractère. Ma pénurie en idées de ce genre était grande et je me suis attaché à lui pour m’enrichir.»
D’où l’idée de Zeno d’épouser l’une des filles de son mentor, d’abord l’ainée, Ada, la plus belle, dont il devient fou amoureux, puis la seconde quand il est éconduit. Mais quand il échoue à nouveau, il se rabat sur la troisième, celle qui louche, et il trouvera beaucoup plus confortable, finalement, d’épouser une femme qu’il n’aime pas, comme la suite des événements nous le montrera. D’ailleurs il est sans illusions sur le mariage : «Car nous vivons ensuite côte à côte, inchangés, si ce n’est sous l’effet d’une antipathie inopinée pour un conjoint qui est si différent de nous, ou de l’envie s’il nous est supérieur». Bien vu !

Sa duplicité ne cessera de s’épanouir lorsque sitôt marié, il prendra promptement et secrètement une toute jeune maîtresse qu’il manipulera pendant deux ans, puis il s’associera avec Guido, le mari honni ayant remporté la main de la belle Ada. On imagine les péripéties résultant de ces situations tordues, et le rôle que Svevo fait jouer à la psychanalyse, alors en pleine gloire.
Certains ont dit que «La Conscience de Zeno» est le premier grand roman de la psychanalyse, mais même si ses personnages ne cessent de s’interroger sur eux-mêmes sans jamais cesser leurs gesticulations, Zeno finira par trouver la psychanalyse bien surfaite, et accueillera la guerre comme un divertissement bienvenu. Non sans aboutir à cette révélation prémonitoire : «La vie actuelle est polluée à ses racines. L’homme s’est mis à la place des arbres et des animaux et il a pollué l’air, il a emprisonné la liberté de l’espace. […] Qui nous guérira du manque d’air et d’espace ?».

Lise Bloch-Morhange

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Livres. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Le Machiavel de Trieste

  1. catherine CHINI GERMAIN dit :

    Chère lise,
    Comme cette fiche de lecture nous fait découvrir un auteur inconnu Zeno au moins par moi , comme je comprends la fascination que ces écrits exercent sur toi et comme cela incite à se plonger à la fois dans ces romans et surtout à se demander si le héros est le double de Zeno .
    Ou as-tu trouvé ces livres sont ils encore disponibles ?
    Bravo pour ces recherches
    Amicalement
    Catherine

  2. Lise Bloch-Morhange dit :

    Chère Catherine,

    l’auteur est Italo Svevo, et Zeno est le narrateur à la conscience élastique!
    Svevo est un cas assez unique dans la littérature, homme d’affaire le jour et écrivain obstiné la nuit durant toute sa vie.
    Tu peux trouver « La Conscience de Zeno » en poche chez n’importe quel libraire ou bien le commander sur Internet.
    Ce chef d’oeuvre n’est pas assez connu en France.
    Pourtant rien de plus tonique par ces temps stressants!

Les commentaires sont fermés.