Van Eyck malgré tout

Léo van Puyvelde (1882-1965) avait des positions tranchées qui ne plaisaient pas forcément à tout le monde  et singulièrement à certains de ses pairs. Ce Belge historien d’art estimait que les frères Van Eyck, grands peintres du 15e siècle, n’utilisaient ni huile ni émulsion à base huileuse comme matière première mais le contenu des œufs. Ils étaient encore moins selon lui, les inventeurs de la peinture à l’huile, comme le prétendait déjà Giorgio Vasari au 16e siècle. Ce parti pris scientifique de Puyvelde, notamment publié en 1955 dans un remarquable ouvrage consacré aux frères Van Eyck, s’oppose à la présentation de l’exposition qui a eu lieu en Belgique à la fin de l’hiver dernier autour du cadet, Jan.  Le musée des Beaux-Arts de Gand présentait ainsi 13 de ses 23 œuvres, soit une concentration inédite. L’expo a tourné court pour cause d’épidémie au début du mois de mars et c’est pourquoi le livre de Puyvelde, pas trop difficile à trouver sur internet, permet de se refaire une visite à bon compte.

L’auteur s’était donc intéressé aux deux frères, Hubert et Jan. Quand il s’attaque au sujet, à propos du Retable de « l’Agneau mystique » (1), il entend aussi balayer l’idée que l’œuvre était le produit d’un auteur unique. Il en voulait pour preuve une inscription cachée sur « les cadres anciens à l’extérieur des volets » et qui disait, probablement de la main de Jan: « Le peintre Hubert van Eyck, auquel nul n’est trouvé supérieur, a commencé le grand travail que Jean, qui lui est inférieur en art, a terminé ». Il y figurait également un chronogramme indiquant la date du 6 mai 1432, attestant de l’authenticité du paraphe. En l’occurrence il bataille, parce qu’il se trouvait, au moins en 1955, nombre de personnalités prétendant que Hubert ne valait pas Jan, allant jusqu’à douter de l’existence même du premier. Nous sommes ici, on l’avouera, face à une polémique un brin désuète mais bien reposante.

Toujours est-il que ce retable impressionne.  Antoine de Beatis, secrétaire du cardinal Louis d’Aragon disait de ses extrémités en 1517: « Adam à dextre et Eve à senestre, grandeur presque nature et nues exécutées à l’huile (la polémique encore ndlr) avec tant de perfection et de vérité, aussi bien pour la proportion des membres et la carnation que pour le modelé, qu’il n’est pas téméraire d’affirmer que cette peinture plate est la plus belle œuvre de toute la chrétienté (…) ».

On ne saura jamais trop quelle était la part de Hubert et de Jan, quel était le niveau de complicité dans l’exécution des corps ainsi présentés. Les deux personnages sont tels les prototypes de Dieu lui-même: nus. Surtout ils témoignent du soin du détail qui caractérise le travail des deux frères. Sans compter un traité général que renierait pas le mouvement de l’hyper-réalisme apparu à la fin du 20e siècle. L’on peut supposer qu’à cette époque plus bigote que libérale, une telle nudité procédait également d’une certaine audace pour une œuvre commandée par l’Église.

Ce livre  de Léo van Puyvelde,  imprimé avec beaucoup de soin, vaut donc bien l’équivalent d’une exposition coupée dans son bel élan par un microbe maudit. D’autant que son grand format, ajouté à mise en valeur pertinente des détails, vient accroître tout le bénéfice de sa redécouverte.

Il comporte aussi le portrait de Jean Arnolfini et de sa femme (image d’ouverture et de couverture), tableau offert par Don Diego de Guevara à Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas. Chose rare pour l’époque, il est signé par Jan (« Joannes de Eyck fuit Hic 1434 »). La signature est logée au-dessus d’un miroir où l’on voit deux personnages dont l’un pourrait être Jan van Eyck venu assister au mariage  des deux époux. Ce n’est qu’une hypothèse selon Puyvelde, mais tant de mystères ne font qu’ajouter au charme (un peu sombre toutefois) du résultat. Il soulignait que dans cet ensemble,  « l’imagination de Jan, guidée par son intelligence, transformait en formes colorées à deux dimensions, les impressions visuelles de volume, de densité, de pesanteur, de lumière, d’espace que percevaient ses yeux ». On croirait lire du Elie Faure dans le texte à propos de Velasquez dans sa fameuse « Histoire de l’art ».

Contrairement à Hubert, l’on dispose au moins de la date du décès de son frère Jan. La mention de son trépas figure à l’obituaire de l’église Saint-Donatien de Bruges. Et c’est Lambert, son autre frère, qui a réclamé son inhumation au sein même de l’édifice. Quand on pense que l’on peut aujourd’hui  profiler avec des milliers de détails n’importe quel vermisseau infime prospérant dans les galeries d’un réseau social, les recherches historiographiques d’un spécialiste comme Léo van Puyvelde, ne peuvent que susciter le respect et jusqu’à une certaine admiration. Au moins Jan nous a-t-il laissé un portrait (ci-contre) de sa femme. Tout le reste sera le produit de notre imagination.

PHB

« Hubert et Jean van Eyck » par Léo van Puyvelde. Editions Amiot-Dumont (1955)

(1) « L’Agneau Mystique »est évoqué par Apollinaire dans « Souvenir des Flandres », page 691 de la pléiade

Photos: @PHB
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Livres, Peinture. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Van Eyck malgré tout

  1. Yves Brocard dit :

    L’exposition à la maison, en quelque sorte, comme le théâtre à la maison ; en attendant des jours meilleurs.
    En complément du livre de Léo van Puyvelde, je recommande l’enquête quasi policière menée par Jean-Philippe Postel : L’Affaire Arnolfini: Enquête sur un tableau de Van Eyck (Acte Sud, 2016). Qualifié de « roman », sans doute pour se prémunir contre les caciques des historiens d’art, Jean-Philippe Postel est un médecin qui a osé s’aventurer dans le décryptage de ce tableau. Et le résultat se lit effectivement comme un roman.
    Il démontre, pièce par pièce, qu’en fait, la femme dans le tableau est l’épouse décédée Jean Arnolfini, dont on ne voit que l’ectoplasme. Une des preuves en étant que, dans le miroir qui est derrière le couple, elle n’apparait pas, seul est reflété son vêtement, vide. On sait en effet que c’est comme cela que l’on débusque un fantôme ou une apparition : en regardant dans un miroir, où ceux-ci sont absents. Mais il y a toute une kyrielle d’autres indices dans le tableau.
    En mis en bouche, on peut regarder l’exposé de l’auteur sur son livre sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=0HoXbXemXwg

    • philippe person dit :

      Je viens de regarder la vidéo et effectivement ça décoiffe.
      Je vais essayer de trouver les livres en bibliothèque…
      Merci à vous deux, Philippe et Yves, pour cet article et ce commentaire…

Les commentaires sont fermés.