Toutes les grandes maisons d’opéra s’y sont mises, du Metropolitan Opera de New York à l’Opéra de Vienne en passant par l’Opéra de Paris : offrir en streaming des spectacles live (en direct) joués devant une salle quasi vide, pour un tarif symbolique. Les pertes de toutes ces grandes salles étant abyssales (plus de 50 millions pour l’Opéra de Paris), ces sommes modiques ne renflouent pas les caisses, mais permettent aux musiciens, aux chanteurs, aux choristes de ne pas désespérer tout à fait en gardant le contact avec leur art et avec le public… à distance.
Même si l’expérience n’a évidemment rien à voir, pour les fous d’opéra, avec celle de la salle (on ne peut aimer l’opéra qu’avec passion !), l’Opéra Bastille diffusait en direct, le vendredi 22 janvier, «La Flûte Enchantée» de Mozart à 11,90 euros le billet.
L’enregistrement démarrant à 19h30 as usual, il était temps de s’installer confortablement près de l’écran d’ordinateur (adossé à ses oreillers peut-être ?), avec éventuellement un simple petit écouteur de deux sous à l’oreille, pour partager ce moment rarissime avec tous ces chanteurs vénérés. Pour les néophytes, ce pouvait bien être l’occasion d’un coup de foudre lyrique at home. Que les retardataires se rassurent : si on a loupé le live, on peut aller sur le site VOD de l’Opéra de Paris jusqu’au 21 février.
Dernier opéra de Mozart mort quelques semaines après sa création, cette «Flûte enchantée» très populaire de nos jours est un retour au «singspiel» (alternance de texte parlé et chanté), ce qui la rend difficile à mettre en scène. Il s’agit en l’occurrence d’une production bien rodée remontant à 2014, signée du vétéran Robert Carsen, qui ne s’embarrasse pas trop de merveilleux ou de rituel maçonnique, mais fait simple, direct et moderne. Un peu trop sans doute.
Le premier acte se déroule sur un fond de projection géante de forêt verte aux troncs sombres. Les personnages sont en costume contemporain, pantalon et chemise blanche pour le prince Tamino, robe blanche pour sa bien-aimée Pamina (idem pour les Trois jeunes garçons), tandis que tous les autres sont en robe, costume et manteau noir, des voiles noirs tombant sur leurs visages. Les choristes portent des masques noirs, pandémie oblige.
L’histoire est comme on le sait assez embrouillée, mais la trame générale est celle des amours contrariées du prince Tamino échoué sur une terre étrangère, tombant amoureux de Pamina, fille de la Reine de la Nuit. Les nobles aux nobles sentiments (le prince Tamino, sa bien-aimée Pamina, le grand prêtre Sarastro et la Reine de la Nuit plus ambigüe) s’opposent aux créatures terre à terre (vous et moi) que sont l’oiseleur Papageno ou le libidineux Monastero. Le merveilleux s’invite avec les interventions des trois Dames de la Nuit, suivantes de la Reine de la Nuit, terrassant le serpent et donnant à Papageno un jeu de clochettes, tandis que les Trois jeunes garçons aux arias angéliques offrent au prince Tamino une flûte magique. L’initiation des deux amoureux se poursuit à travers une série d’épreuves (on y a vu une initiation maçonnique par un Mozart très attaché à sa Loge.) Romance, comédie, mystère, magie, conspiration, tous ces thèmes emmêlés rendent le streaming précieux pour revenir à volonté sur tel ou tel moment à coups de clic.
Après l’ouverture menée à un train d’enfer par le jeune maestro allemand Cornelius Meister, le bonheur de cette «Flûte» tient à sa distribution, avec quatre français sur les cinq principaux rôles. Sans se montrer outrageusement chauvin, cela réjouit le cœur de voir ces jeunes étoiles made in France assurer la relève : dans le rôle du prince Tamino, Cyrille Dubois possède le juste timbre et sait nous faire partager toute la gamme de ses émotions, comme vers la fin de l’acte I où il s’écrit «Sie Lebt ?», «Elle vit ?», transporté d’amour. Pour Pamina, nous avons Julie Fuchs, aussi rayonnante physiquement que musicalement, la voix riche et lumineuse, bête de scène dont on guette les deux grands airs, dont la fameuse déploration du deuxième acte «Ah, ich fuhl’s», «Ah je le sens c’est fini», lorsqu’elle croit que Tamino ne l’aime plus. Et voici en Reine de la Nuit la très raffinée Sabine Devieilhe, qui parvient, dans ses deux grands airs, à respecter la moindre terrifiante vocalise en l’investissant d’émotion, plus mère éplorée que manipulatrice, pour une fois.
Autrement dit une flûte enchantée de grand luxe.
Autre spectacle à voir et revoir, le récital donné live le 26 janvier dernier par la Philharmonie de Paris, salle des concerts de la Cité de la Musique. Une rareté car placé sous le signe des Prégardien père et fils, Christoph et Julian, deux grands ténors allemands qui se suivent et se ressemblent. Pas physiquement bien sûr, le papa étant doté maintenant d’une longue chevelure blanche, le fiston d’un beau profil juvénile aux yeux bleus très expressifs, ce dernier connu pour sortir des sentiers battus (voir mon article «Prégardien junior révolutionne le lied» le 3/9/19).
Habilement, le spectacle met en scène cette rarissime complicité générationnelle : lorsque le père chante, la caméra saisit le profil de Julian figé dans l’écoute, tout comme elle nous montre souvent l’œil du père sur le fils. Savoir s’écouter doit être le secret de ces deux -là, se dit-on, et le récital prend une valeur symbolique assez bouleversante.
Les surprises ne vont pas manquer. Le nouveau directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris, l’Allemand Lars Vogt, très expressif de geste et de visage, attaque l’ouverture du «Prométhée» de Beethoven, aux accents mozartiens, tandis que deux danseurs entrent en scène, toujours sur le thème père-fils : le premier, longue silhouette et longue chevelure, le chorégraphe Thierry Thieû Niang, immobile, est tourné vers le plus jeune, situé sur une plate-forme au-dessus de l’orchestre, accompagnant la musique d’une gestuelle nerveuse, les bras s’enroulant et se déroulant sans cesse autour de sa tête.
Julian ouvre alors les festivités avec le «Prometheus» de Schubert, avec l’intensité qu’on lui connaît. Chaque morceau est annoncé, sans sous-titres, mais on peut se munir préalablement du programme figurant sur le site pour découvrir les paroles des lieder.
On connaît l’histoire de Prométhée défiant Zeus, et c’est ensuite Prégardien père qui vient, dans un autre lied de Schubert, nous conter «a song of old age», encore un clin d’œil. De clin d’œil en clin d’œil, dans leur premier duo, toujours de Schubert, le père se penche sur le berceau du fils, et leurs voix s’entremêlent si bien. Dans le lied suivant, le célèbre Erlkonig sur un poème de Goethe, arrangement de Berlioz et Liszt, le père tente vainement de sauver la vie de son enfant.
Après une pause orchestrale avec l’ouverture du «Coriolan» de Beethoven, exécutée avec feu par l’OCP accompagné des deux danseurs, les Prégardien père et fils poursuivront ce festival schubertien composé à leur gloire pure et simple.
Lise Bloch-Morhange
«La Flûte enchantée» disponible à la vente pour 11,90 euros jusqu’au 21 février, trente jours d’écoute.
Orchestre de chambre de Paris – Lars Vogt – Christoph et Julian Prégardien – Thierry Thieû Niang : Schubert, Beethoven Visible pendant six mois à partir du 26 janvier.
Merci à Lise Bloch Morhange pour cet article riche en informations et sa critique intelligente. Elle sait mettre en valeur ces initiatives vraiment intéressantes.
Tres enthusiaste! Il y a sans route de tres bonnets raisons….a void et encounter…