Dessin et cinéma, un lien indéfectible

Heureusement, si les musées sont fermés, les galeries restent ouvertes ! Il est donc encore possible de contempler une œuvre d’art lors d’un bienheureux face à face dans lequel aucun écran numérique ne vient s’interposer. Déambuler dans un espace d’exposition, même petit, et se laisser absorber, émouvoir, par une œuvre peut encore être à notre portée. Un luxe par les temps qui courent… Espérons que ce bonheur-là ne nous sera pas enlevé dans les prochains jours. Prévue initialement en mars, puis en novembre, “Tout un film !”, l’exposition présentée actuellement au Drawing Lab Paris, a enfin pu voir le jour et ouvrir ses portes au public le 16 janvier. Conçue en partenariat avec la Cinémathèque française, elle propose une sélection de dessins issue de la collection de l’institution et le travail en miroir de quatre artistes contemporains (Camille Lavaud, Mathieu Dufois, Antoine Marquis et Elsa Wert), nous montrant, si besoin est, le lien indéfectible qui unit le dessin au 7ème art.

D’une planche du storyboard du “Godfather Part II (1973)” réalisée par Alex Tavoularis aux dessins de Sébastien Laudenbach pour son film d’animation “La jeune fille sans mains” (2015), en passant par les celluloïds du chef-d’œuvre de Paul Grimault (1905-1994) “La Bergère et le Ramoneur” (1948) ou encore les maquettes de costumes d’Akira Kurosawa (1910-1998) pour son film “Les Sept Samouraïs” (1954), le dessin semble, en effet, comme l’attestent les œuvres sélectionnées ici, indissociable du cinéma. S’il a cependant pour habitude d’être à son service et souvent présenté sous un aspect simplement documentaire, il est ici détaché de son sujet principal et montré dans sa dimension pleinement artistique, en tant qu’œuvre d’art à part entière.
L’exposition “Tout un film !” nous permet ainsi, non seulement de resituer la place du dessin dans le processus de création cinématographique, mais aussi de découvrir des œuvres pour leur dimension purement esthétique. A ce titre, la sélection qui nous est offerte s’avère des plus éclectiques. Le travail effectué par les artistes invités ne l’est pas moins.

Ainsi notre cinéphilie ne manque-t-elle pas de vaciller dès l’entrée de l’exposition à la vue de l’affiche, au demeurant magnifique, du film “La vie souterraine”. Entièrement dessinée à la main, celle-ci possède un joli côté rétro. Une composition riche et travaillée, un travail sur les formes, des couleurs éclatantes mélangées à un beau dessin en noir et blanc, un graphisme élégant et varié extrêmement bien agencé… Le titre du film ne nous dit absolument rien, le nom du réalisateur et des principaux acteurs, pas davantage. Une observation minutieuse et la découverte de la mention “Salle Comble” finit par nous mettre sur la voie… Nous voici face à l’une des fausses affiches de Camille Lavaud. Le travail de cette jeune et talentueuse artiste s’avère tout aussi amusant qu’intéressant. La dessinatrice a pour particularité de réaliser des affiches et des storyboards inventés en se réappropriant les codes de la culture filmique. Elle s’amuse également à élaborer de faux génériques de films en noir et blanc avec là encore des logos et des crédits totalement imaginés. Du faux qui fait on ne peut plus vrai…

Dans un genre totalement différent, une installation de Mathieu Dufois, autre artiste invité, est aussi à souligner. Dans une petite pièce, une maquette en papier et un film d’animation paraissent se répondre. Ce dernier, en effet, reprend le même décor. “Et ne reste que le décor” (2020-2021), l’œuvre du jeune artiste, composée de ces deux éléments distincts, vient elle-même faire écho à un dessin du décorateur Alexandre Trauner (1906-1993). Réalisé pour un film de Marcel Carné (1906-1996) qui ne vit jamais le jour, “La Fleur de l’âge” (1947), le dessin représente la cour d’un bagne. Ce film, qui aurait marqué la première apparition d’Anouk Aimée à l’écran, avait été écrit par Jacques Prévert (1900-1977) d’après un fait divers survenu dans un bagne pour enfants. Mathieu Dufois a donc modélisé le dessin de Trauner en maquette. D’un dessin à deux dimensions, il a créé un volume en trois dimensions. Pour le film d’animation, il a repris le dessin de Trauner dans les grandes lignes, faisant de cette image un lieu d’expérimentations où les lumières et les couleurs ne cessent de changer et de se chercher. Au décor, il a ajouté, en hors champ, deux spectateurs qui commentent des scènes, lesquelles n’ont, en réalité, jamais eu lieu. D’un dessin à deux dimensions, il a cette fois-ci créé un film, un film autre que celui auquel il était destiné à l’origine. Quant à l’œuvre originale de Trauner, “support” de ce travail de création et destinée au départ à permettre à Marcel Carné de visualiser l’ambiance du décor à construire, elle retrouve ici une valeur esthétique à part entière.

Cerise sur le gâteau pour cette exposition aussi hétéroclite qu’originale, une œuvre vidéo de William Kentridge, issue de la série des Drawings for Projection (littéralement : dessins pour projection) passe en boucle dans l’une des trois salles. Dessinés au fusain, un paysage de falaises et de sable, une mer calme, des bungalows, quelques transats, puis un homme sur la plage occupé à lire son journal… L’homme s’endort, une chaise longue entame une danse étrange, des bovins apparaissent, certains se noient, d’autres sont abattus et suspendus sur des étagères à viande… “Tide Table” (2003) nous entraîne dans le rêve d’un homme et revêt tout le charme poétique des œuvres de l’artiste Sud-Africain. Là encore le talentueux dessinateur utilise cette technique tout aussi artisanale que singulière, devenue depuis sa marque de fabrique: d’un premier dessin au fusain, il retravaille certains éléments, toujours sur la même feuille, ajoute, gomme, reprend… et filme les étapes successives du dessin avec une caméra 35 mm. Les traces d’effacement sont ainsi visibles et, au fur et à mesure, l’objet se métamorphose pour devenir autre chose. Par ce processus, Kentridge se situe à l’opposé de la technique traditionnelle d’animation dans laquelle chaque mouvement est habituellement dessiné sur une feuille séparée. Ici les traces de ce qui a été effacé sont encore visibles pour le spectateur. Le mouvement dans l’image est créé manuellement par l’artiste, la caméra ne servant qu’à enregistrer la progression. Avec ce procédé, le sujet du film devient presque autant le processus même d’élaboration du dessin que l’histoire qu’il raconte. Cette technique revêt, par ailleurs, une dimension symbolique très forte dans la réalisation d’une œuvre qui ne cesse de dénoncer l’histoire de l’Afrique du Sud avec ses corollaires que sont l’apartheid, le colonialisme et l’injustice sociale.

Cette exposition, dont nous ne pourrions évidemment évoquer toutes les œuvres, met en lumière de façon fort intéressante l’influence croisée de ces deux arts que sont le dessin et le cinéma. Il serait extrêmement dommage de ne pas aller y faire un tour.

Isabelle Fauvel

Photos: @Isabelle Fauvel

“Tout un film !”, en partenariat avec la Cinémathèque française. Commissariat : Joana P.R. Neves, directrice artistique de DRAWING NOW Art Fair, et Françoise Lémerige, chargée du traitement de la collection des dessins et des œuvres plastiques à la Cinémathèque française.
Du mardi au samedi, de 11h à 17h30, jusqu’au 25 février 2021au Drawing Lab Paris 17 rue Richelieu 75001 Paris
Entrée gratuite

A noter : DRAWING NOW Art Fair, le Salon du dessin contemporain reporte sa prochaine édition du 10 au 13 juin 2021 au Carreau du Temple.

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Une réponse à Dessin et cinéma, un lien indéfectible

  1. philippe person dit :

    Merci Isabelle
    pour cet article vraiment passionnant pour un « archiviste » du cinéma comme moi !
    Je pense soudain à un « story board » que je vois souvent… Celui d’Ivan le Terrible.
    Comme vous le savez sans doute, Claude Lelouch possède avenue Hoche, le Club 13.
    Il y a ses bureaux, ses archives (et l’on peut même voir toutes les bobines de ses nombreux films) et un restaurant très sympa (fermé bien sûr, en ce moment). Il y a aussi deux salles de projection… La grande est célèbre pour ses fauteuils en cuir noir. On y fait des projections de presse constamment pour les critiques… Ne pas y aller pour un film de cinq heures de Lav Diaz… Je ne garantis pas une petite ronflette…
    Depuis peu, il y a une autre salle, beaucoup plus petite et moins confortable mais mieux qu’ailleurs quand même… Pour la rejoindre il faut suivre un long couloir… où Claude Lelouch expose une cinquantaine de dessins d’Eisenstein, des dessins préparatoires à la scène des boyards d’Ivan le Terrible…
    J’avoue que le coup d’oeil que je donne à ces dessins vaut souvent mieux que le film vu..
    J’irai donc très vite, pour devancer le futur inepte confinement, voir cette exposition que vous nous recommandez !

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