Depuis quelques années déjà, de temps à autre, la chanteuse et poétesse américaine Patti Smith nous livre par écrit ses pensées et ses pérégrinations de par le monde. Si “Glaneurs de rêves” (Woolgathering, 1991), son premier opus autobiographique, entremêlait souvenirs d’enfance, poèmes et rêveries, ce fut le désormais célèbre “Just Kids” (2010) qui lui permit de se raconter réellement. Best-seller international couronné par le National Book Award, ce livre répondait à la promesse faite au photographe Robert Mapplethorpe (1946-1989) de raconter un jour leur histoire. La rockeuse s’y livrait avec la plus grande sincérité et nous offrait concomitamment le récit passionnant d’une époque qui ne l’était pas moins, celle du New York underground des années 1960-1970. Aujourd’hui, avec “L’année du singe” (2020), alors que nous sommes sur le point de quitter l’année du Rat de Métal pour celle du Buffle, l’interprète de « Because the night » nous ramène à l’an 2016, un moment charnière où l’Amérique s’apprête à vivre un bouleversement politique et elle-même, née le 30 décembre 1946, à entrer dans une nouvelle décennie…
Deux années à peine se sont écoulées depuis la parution de “Dévotion” (Devotion, 2018), son dernier livre. Loin de Greenwich Village, à Paris, dans le quartier de Saint-Germain des Prés où elle a ses habitudes, la chanteuse s’interrogeait alors sur son irrésistible besoin d’écrire. Journal intime au cœur duquel surgissait, encadrée de deux poèmes, une courte œuvre de fiction à la beauté glaçante, ce livre nous offrait une réflexion des plus intéressantes sur l’obsession créatrice. Une inscription sur une pierre tombale, les lectures du moment, une jeune patineuse russe entraperçue sur un écran de télévision… et l’histoire prenait forme, produit d’une alchimie miraculeuse.
Car s’il lui arrive de poser sa guitare, l’adoratrice de Rimbaud ne se déplace, en revanche, jamais sans un carnet, un stylo et… un appareil Polaroid. De son écriture fine et serrée, elle couvre des pages entières du récit de sa vie présente, réflexions, réminiscences, impressions glanées au fil des journées… Ses clichés Polaroid en noir et blanc accompagnent immanquablement ses écrits, restituant avec force et nostalgie le souvenir de lieux et objets liés à des êtres chers ou qui tout simplement l’inspirent et la touchent par leur beauté ou leur charge émotionnelle.
Cette forme de récit intimiste est véritablement apparue avec “M Train”, publié en 2016. Patti Smith s’y confiait au jour le jour, faisant se côtoyer rêves et pensées, passé et présent, morts et vivants… A l’origine de cette écriture, un séduisant et ténébreux cow-boy, l’écrivain et dramaturge Sam Shepard (1943-2017), l’ami de toujours avec qui l’égérie rock eut une histoire d’amour quelque quarante années plus tôt. Il lui avait déclaré en songe “Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien”. Elle avait alors souhaité relever le défi. Mais lorsque l’on s’appelle Patti Smith, écrire sur sa vie, ce n’est pas “écrire sur rien”. Son érudition est réjouissante et communicative. Les écrivains, qu’elle les ait personnellement connus ou non, occupent une place privilégiée dans son existence. La chanteuse n’a de cesse de les lire et les relire, de leur rendre hommage et, en éternelle voyageuse, n’hésite pas à traverser tout un continent pour se recueillir sur leurs tombes. Leurs vies n’ont plus de secret pour elle et leurs dates d’anniversaire rythment la sienne. Car elle sait ce qu’elle leur doit. Ce sont eux qui l’ont guidée, construite et nourrie intellectuellement depuis sa plus tendre enfance. Ils ont pour nom Mikhaïl Boulgakov, Anna Akhmatova, Albert Camus, Antonin Artaud, René Daumal ou encore Roberto Bolaño et Haruki Murakami.
“L’année du singe” (Year of the Monkey) nous retrace cette singulière année 2016, de son premier à son dernier jour, avec quelques embardées vers le futur et cette tout aussi peu engageante année 2020. Le 1er janvier 2016, Patti Smith arrive de nuit à Santa Cruz, sur la côte californienne. Son ami Sandy Pearlman aurait dû l’accompagner pour fêter ensemble le Nouvel An. Les jours précédents, la chanteuse donnait une série de concerts au Fillmore, à San Francisco, où le producteur et ami de longue date aurait déjà dû être présent, mais une attaque cérébrale l’en avait empêché au dernier moment. Retrouvé inconscient sur un parking de San Rafael, il se trouvait depuis plongé dans un profond coma. C’est donc à l’hôpital, à ses côtés, que se tient Patti le 30 décembre, jour de ses 69 ans, en compagnie de son musicien et complice Lenny Kaye. Et c’est aussi seule qu’elle se rend au motel Dream Inn et entame son périple, Sandy dans ses pensées. De même que le voyage à Uluru que Sam Shepard et elle avaient prévu de faire ensemble ne pourra jamais voir le jour, l’écrivain étant désormais atteint de la maladie de Charcot, si elle persistait à vouloir contempler le merveilleux monolithe, il lui faudrait se résoudre à se rendre seule en Australie, le bien-aimé Sam dans ses pensées.
Durant cette année 2016, nous suivons donc l’interprète de « Gloria » dans ses déambulations solitaires, de Santa Cruz à New York, en passant par San Francisco et San Diego, l’hôpital de San Rafael où elle rend visite à Sandy Pearlman, toujours inconscient, ou encore le Kentucky où vit Sam Shepard, alors occupé à mettre le point final à son dernier roman.
Mais ces déambulations n’ont finalement rien de solitaire puisqu’elles sont constamment peuplées des fantômes chéris de l’artiste. Ses amis, sa famille, les auteurs et les œuvres qu’elle affectionne l’accompagnent immanquablement. Elle ne cesse de dialoguer avec eux, tout comme elle noue des conversations imaginaires avec les objets et les lieux qui l’émeuvent. L’art et l’imagination sont de merveilleuses échappatoires, nous enseigne avec sagesse cette optimiste qui refuse de céder à l’apitoiement ou de perdre espoir, même si le 8 novembre 2016, jour du résultat des élections américaines, un verre de vodka semblait sur le moment la seule échappatoire possible… Pas d’apitoiement donc, mais un peu de nostalgie tout de même, car il est si tentant de vouloir retenir les instants de bonheur…
Dans ce roman intime, la poétesse nous dévoile son âme une nouvelle fois avec humour, élégance et simplicité. On retrouve une Patti Smith fidèle à elle-même : dotée d’une profonde empathie pour le monde qui l’entoure, intelligente et sensible, sincère et honnête. Terriblement attachante.
Fin juillet 2017, le séduisant et ténébreux cow-boy s’en est allé rejoindre les fantômes chéris. L’ami Sandy lui avait montré le chemin une année auparavant, sans rouvrir les yeux. Le 30 décembre 2020, Patti Smith célébrait ses 74 ans par un concert, décidée apparemment plus que jamais à faire sienne la phrase de Marc Aurèle “n’agis pas comme si tu avais dix mille ans à vivre…”
Isabelle Fauvel
“L’année du singe” (Year of the Monkey) de Patti Smith, Gallimard, octobre 2020 (trad. Nicolas Richard). 18 euros
L’extraordinaire Patti Smith, amoureuse d’Arthur Rimbaud, comme vous l’évoquer, Madame Fauvel, a même acheté les ruines de la ferme familiale des Rimbaud à Roche dans les Ardennes.
Cette grosse demeure, fief de la famille Cuif (parents de la mère Rimb, comme l’appelait Arthur) Rimbaud ne l’aimait pas, néanmoins il s’y réfugia régulièrement au cours de sa courte vie. Il y écrivit une partie des « Illuminations » et c’est dans cette maison qu’il vécut sa mortifère convalescence après l’amputation de sa jambe droite…
Pendant la Première Guerre Mondiale, la demeure fut occupée par les Allemands qui en firent le siège de leur Commandement régional. Le 12 octobre 1918 ils quittèrent les lieux en faisant tout exploser… Patti Smith se rendit à Roche pour la première fois en 1973, succomba aux charmes du village et en 2017 elle acheta les ruines du domaine rimbaldien…
Je viens de terminer la lecture de « Madame Rimbaud » de Françoise Lalande, extraordinaire réhabilitation de la mère d’Arthur. A Roche il aurait surtout écrit « Une saison en enfer ».
Je vous conseille de regarder la cérémonie de remise du Nobel à Bob Dylan.
Patti Smith y chante une chanson du folk-singer nobélisé… Jamais vu quelqu’un autant se vautrer comme ça ! Elle n’y arrive pas et ça devant des millions de télespectateurs et pour l’éternité ! Car impossible de faire retirer la vidéo.
Sinon, vous pouvez aussi voir sur you tube une version absolue de sa chanson « Because the night » qu’elle chante en compagnie de celui qui l’a écrite : Bruce Springsteen..
Comme Michel Delpech, elle a compris que Rimbaud chanterait !
Cher Philippe Person,
Je pense qu’il y a beaucoup plus que cela à retenir de Patti Smith, mais je l’ai déjà dit dans mes différentes chroniques, donc je ne me répèterai pas.
Pour ma part, j’ai eu la chance d’assister à une quinzaine de ses concerts et cela a toujours été un enchantement.
Joli papier, miss Fauvel, sur ma « muse » presque jumelle..
Je vous en remercie avec émotion.