Asinara (Sardaigne), l’impossibilité d’une île

J’avais à peine 6 ans quand mon grand frère a été gommé de ma vie. Depuis six mois, Luigi ne passait plus que très rarement voir mes parents. A chaque fois, cela finissait par une dispute. Mon frère parlait politique, mes parents parlaient raison. «On ne te reconnaît plus, tu as tellement changé. Ce sont tes mauvaises fréquentations de la fac qui t’ont tourné la tête». A quoi Luigi rétorquait : «Je suis adulte, je fréquente qui je veux et je sais ce que je fais». Quand mes parents ne répondaient pas à ses sollicitations, cela se terminait invariablement par un claquement de porte accompagné de mots rebelles : «Bourgeois de merde, gardez vos tunes pour vos petits plaisirs capitalistes !».

Pendant ses passages, je n’avais plus droit qu’à un baiser rapide. Luigi ne jouait plus avec moi, il ne me lisait plus d’histoires, il ne me parlait plus de sa vie d’étudiant qui venait de se terminer. Toujours pressé, il n’avait plus le temps de me prodiguer sa tendresse. Et puis, un jour, il n’est plus venu. Quelques mois plus tard nous avons eu plusieurs fois la visite de la police. Puis, mes parents ont vidé les placards de sa chambre. Ils ont arraché ses photos des albums. Il ne restait plus rien de Luigi dans notre appartement de Bologne. Lorsque je risquais une question à son sujet, mon père se mettait dans une colère noire et ma mère me suppliait de me taire car mes questions leur faisaient mal. Au manque de mon frère s’est ajoutée la culpabilité. Toujours est-il qu’à force de persévérance, j’ai réussi à rayer mon grand frère adoré de mes pensées. Et je l’ai oublié. Négation, culpabilisation, silence, c’est ainsi que les secrets se terrent à tout jamais au sein des familles.

Le petit bateau de tourisme quitte Stintino, station estivale du nord-ouest de la Sardaigne, à 9 heures du matin. Vingt minutes plus tard, nous débarquons sur l’île d’Asinara, devenue parc national en 1998. A l’arrivée, notre groupe de six, qui ne se connaissaient pas, prend place à bord de la Land rover qui nous attend au port. Notre guide, Carlo, nous explique que nous allons arpenter l’île, longue de 17 km et d’une largeur variant de 300 mètres à 6,5 kilomètres, de bout en bout. Elle a un relief montagneux par endroits avec un sommet culminant à 400 mètres, et, présente des falaises abruptes sur sa côte ouest, d’où l’utilité de la Land Rover. Carlo dresse un portrait idyllique d’Asinara dont les côtes très découpées renferment une variété colossale d’habitats abritant une faune et une flore extraordinaires que nous allons découvrir avec lui. A l’est, les pentes douces débouchent sur de délicieuses petites criques aux eaux turquoise avec de belles plages de sable blanc désertes, où nous pourrons nous baigner avant de reprendre le bateau, promet Carlo.

Sur la route, le véhicule est très rapidement arrêté par un troupeau d’ânes blancs. Ce sont les fameux petits ânes albinos (asini bianci en italien) emblématiques d’Asinara qui lui ont donné son nom. Ils font partie des 80 espèces sauvages de l’ile. Lorsque nous mettons pied à terre pour les photographier, loin d’être sauvages, ils viennent à notre rencontre. Nous ne pourrons pas en dire autant des mouflons peu engageants croisés un peu plus haut ni surtout des chevaux sauvages aperçus au loin. Quant à la végétation, nous ne serons pas en reste. Plus de 650 espèces florales dont 29 endémiques ont été recensées sur l’île. Euphorbe aux magnifiques floraisons rouges, criste marine, pin argenté, lotus, genévrier de Phénicie,…, notre guide est intarissable lorsqu’il s’agit de parler de ce paradis préservé.

Si Asinara a su préserver une telle biodiversité, souligne Carlo, c’est aussi à cause de l’histoire singulière de son peuplement ou plutôt de son isolement. La petite communauté de pêcheurs et de bergers d’Asinara en a été chassée lorsque l’État y a installé en 1885 un centre de quarantaine, toujours debout, et une colonie pénitentiaire agricole. Et de 1885 à 1997, année de fermeture de la prison, Asinara ne sera habité que par des prisonniers et leurs gardiens. En 1916, 24 000 prisonniers de guerre austro-hongrois échouent à Asinara après une longue marche forcée au travers des Balkans. Plusieurs milliers d’entre eux y périssent comme en témoigne la chapelle et l’ossuaire austro-hongrois de l’île. Pendant la seconde guerre, Asinara a également servi de camp de prisonniers. La prison se composait d’une série de détachements répartis dans toute l’île, comme nous avons pu voir. Son centre administratif se trouvait dans le minuscule village de Cala d’Oliva, lieu de résidence du personnel et de leur famille, où nous faisons un arrêt. Nous y voyons la cellule bunker destinée aux détenus de haute sécurité des années 1980.

A partir des années 1960, Asinara est en effet devenu une sorte d’Alcatraz où étaient incarcérés les plus grands représentants du terrorisme italien, de la mafia et de la camorra. Un seul détenu, Matteo Boe, un criminel sarde spécialiste du kidnapping, a réussi à s’enfuir en 112 années d’activité de la prison, s’enorgueillit notre guide avec son accent rutilant. Un territoire tellement bien surveillé que c’est dans le village de Cala d’Oliva que le juge Giovanni Falcone a trouvé refuge pour préparer sous protection le procès de Palerme de 1986 au cours duquel 475 mafieux ont comparu. Ironie du sort, c’est aussi à Asinara qu’ont été incarcérés les mafieux les plus dangereux dont le parrain des parrains, Toto Riina. Ce même Toto Riina qui aurait commandité l’attentat qui a mis fin aux jours du juge Falcone en 1992.

Tout au long de la journée, j’ai réussi à cacher mes émotions et à donner le change à notre groupe. Mais les histoires de crimes et d’attentats que raconte Carlo me mettent mal à l’aise. Je sais que le plus dur est à venir alors que la Land Rover se gare devant la prison de haute sécurité Fornelli, une bâtisse basse en crépi blanc qui, au premier regard, pourrait faire penser à un quelconque corps de ferme. Je réussis à échapper au groupe pour m’engouffrer dans la prison. Mon cœur bat la chamade et mes jambes ont du mal à me porter dans le couloir bardé de lourdes grilles qui mène aux cellules. Je pénètre dans celle dont la porte est ouverte. Une pièce de 4 m2 avec pour seuls équipement un lit et une table scellés dans le mur et une unique et minuscule ouverture dans le toit. Ma tête tourne, je manque d’air, les larmes ruissellent sur mes joues.

A peine plus de 20 ans, il avait l’âge que j’ai aujourd’hui. C’est ici, dans le quartier de haute sécurité de Fornelli que mon frère Luigi, membre des Brigades Rouges, a été incarcéré pendant plusieurs années. Je ne l’ai pas revu de son vivant. Il est mort d’un cancer moins d’un an après sa libération anticipée. Il a été détenu sans avoir jamais pu goûter à la beauté préservée de ce petit paradis d’Asinara. L’impossibilité d’une île.

Cette nouvelle m’a été inspirée par la visite de la prison de haute sécurité de l’île d’Asinara où ont été détenus des membres des Brigades Rouges. L’île est devenue le parc national d’Asinara en 1998 après démantèlement de la prison. La visite du parc se fait sur réservation auprès d’agences agrées. Les véhicules et bateaux privés sont interdits sur l’île.

Lottie Brickert

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8 réponses à Asinara (Sardaigne), l’impossibilité d’une île

  1. Yves Brocard dit :

    Ouahou ! Bravo, très émouvant. Merci.

  2. Raymond dit :

    Une belle façon de réunir dans un même écrit une histoire de famille et la description d’un petit coin de paradis…
    Une variante moins triste de cette nouvelle aurait pu être que Luigi -le bel italien- soit le grand frère perdu et retrouvé, condamné à vie à faire visiter Asinara pour réparer ses erreurs de jeunesse.
    Mais Lottie aura certainement d’autres idées de nouvelles pour 2021, pour le bonheur de ses lecteurs…

  3. AGNES DESPINOIS dit :

    Très beau. Effectivement récit émouvant, triste, et cependant une île qui donne envie de s’y échapper

  4. Pierre DERENNE dit :

    « asini bianchi », si je peux me permettre. Insolite ce retour sur les années de plomb. Ces « égarés » ont laissé tant de souffrance avec leurs attentas criminels…
    Savoir aujourd’hui que Cesare Battisti fini ses jours en prison me semble une bonne chose. Désolé pour sa petite « sœur »

    • lottie dit :

      Merci de votre correction, je ne parle pas italien. Et merci de vos commentaires, très compréhensibles.
      Quant à : « Désolé pour sa petite « soeur » ». Je ne sais pas ce qui vous fait penser à une petite « soeur », il pourrait s’agir d’un petit « frère ». Les hommes pleurent aussi…
      Très cordialement,
      Lottie

      • Pierre DERENNE dit :

        J’ai du relire votre texte mais vous avez raison rien n’indique qu’il s’agit d’une jeune femme. La sensibilité du récit m’a conduit à y penser et, je l’avoue, les pleurs d’un homme me semblent toujours consternant. Ceux d’une femme, me sensibilisent

  5. Thierry dit :

    Une fois de plus c’est une histoire magistralement écrite que tu nous offres. Dès les premières phrases ma gorge s’est serrée. A l’entrée dans la prison j’ai été à 2 doigts d’avoir les larmes aux yeux. Je ne sais pas la part de l’auteur et de je-ne-sais-quelle résonance avec mon histoire. Bref, une nouvelle digne de « je hais les adieux ».

  6. Candice dit :

    Un twist de fin qui agrippe le ventre ! Merci pour cette lecture bien intriguante 🙂

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