Le reconfinement a été l’occasion de ressortir et de reparler de films anciens, souvent mythiques, que l’on a toujours plaisir à regarder. Tel fut le cas de «L’Homme qui aimait les femmes» de Truffaut, sorti en 1977, avec Charles Denner dans le rôle de «l’Homme» et toute une kyrielle de jolies femmes dans le rôle des «femmes». La majuscule et les minuscules ne sont pas de moi mais bien dans le titre du film. Ainsi le film était présenté sur Arte le 21 octobre, Jérôme Garcin et son équipe du Masque en parlaient le dimanche 22 novembre, et Kathleen Evin y revenait en compagnie de Noémie Lvovsky, dans L’humeur vagabonde samedi 26 décembre, à l’occasion de la sortie par Arte d’un coffret de huit films de Truffaut.
Garcin et toute son équipe, Evin et Lvovsky ont expliqué que ce film est totalement autobiographique, tant Truffaut aimait les femmes. Or il n’en est rien. Est-ce grave, docteur ? Oui et non. Non parce que cela fait fantasmer de se dire que Truffaut aimait tant de femmes, et toutes ses actrices évidemment, Noémie Lvovsky allant jusqu’à nous dire qu’il aimait aussi ses acteurs (à quand un film «L’Homme qui aimait tant mes femmes (et les hommes)» ?) Oui si on est un peu attaché à la vérité et qu’on aime rendre à César ce qui est à… Roché.
J’avoue ne pas être un grand connaisseur de Truffaut, mais par contre je connais un peu plus Henri-Pierre Roché. Qui c’est celui-là ? Il fut très longtemps méconnu, n’étant pas un homme public, et il n’avait pas le temps, trop occupé avec les femmes, et les œuvres d’art. Il eut une vie assez extraordinaire, en tous cas hors de l’ordinaire, et s’attacha très vite à noter toutes ses rencontres et ses expériences dans des petits carnets. Je n’ai pas trouvé de recensement de ses conquêtes, mais elles se chiffrent certainement en centaines. Il avait toujours voulu partager ces dites expériences avec le public en les racontant dans des autobiographies romancées. Cela lui prit du temps, car il était pétri de scrupules vis-à-vis des personnes qu’il évoquerait dans ses livres, les hommes mais, vous l’avez compris, surtout les femmes, dont il évoquerait les frasques.
En 1953 son premier livre, dont l’écriture avait démarré dix ans auparavant, est publié. Il a alors 74 ans. Ce livre n’eut pas grand succès et se retrouva soldé dans les bacs, sur le trottoir devant des vitrines de librairies. Heureusement, Truffaut passait par là et en acheta un exemplaire. Enthousiasmé il joignit l’auteur pour lui proposer de réaliser un film à partir de son livre : «Jules et Jim», rien que cela. On connaît l’histoire, dont la vedette Kathe revenait à Jeanne Moreau, espiègle et ravissante, d’une femme aimée par deux hommes qui s’entendent pour se la partager. Ce fut un succès retentissant. Roché, mort en 1959, ne verra pas le film, sortit en 1962.
Truffaut fit en 1971 un deuxième film tiré du deuxième livre de Roché : «Deux Anglaises et le continent» qui eut un peu moins de succès.
Intrigué par l’écrivain, Truffaut s’intéressa à lui. Il découvrit ainsi que Roché avait été toute sa vie un coureur impénitent de jupons (les dames en portaient encore à cette époque), que c’était une obsession, un vrai sacerdoce, une démarche quasi scientifique, ethnologique, qu’il s’astreignit à documenter dans des petits carnets. Y sont consignés scrupuleusement toutes ses rencontres, les «caractéristiques» de la dame, ce qui s’était passé, ce qui en adviendrait, etc. De façon codée, car il ne voulait pas que sa femme, sa maîtresse «en titre», ni la mère de son enfant (trois personnes différentes bien sûr) ne comprennent trop ce qui se passait.
Truffaut entreprit de faire transcrire les presque huit mille pages de ces carnets (qui sont conservés au Ransom Center de l’Université du Texas à Austin, une mine pour les archives de personnalités françaises !) couvrant 58 ans de sa vie. Mais la secrétaire chargée de cela finit par jeter l’éponge, écœurée de toutes ces descriptions détaillées, très crues (fellations, cunnilingus, jouissance ou pas, de lui, d’elle, etc.), désabusées, répétitives et somme toute assez sordides. La femme objet de l’assouvissement de ses pulsions exploratoires. Truffaut voulait les éditer mais Gallimard refusa. Il en fit donc le film «L’Homme qui aimait les femmes» où, si l’on connaît un peu Roché par ses livres et sa biographie (1), l’on retrouve bien le cynisme et le systématisme du personnage.
Donc le personnage qui a inspiré le film de Truffaut est Henri-Pierre Roché et non Truffaut lui-même, même si celui-ci avait peut-être des tendances s’en rapprochant, ou a fini par imiter son modèle. Si Truffaut a profité de ce film pour avoir des relations avec toutes les actrices qui y figurent, alors il n’a pas perdu son temps.
En dehors de cette vie intense, Henri-Pierre Roché se voulait être un découvreur de jeunes peintres, et surtout de jeunes femmes peintres qu’il fallait «lancer» dans la carrière. Il eut quelques beaux succès et d’autres moins évidents. Ce le fut notamment pour Marie Laurencin, dont il acheta pas moins de 141 œuvres. Ils furent amants avant que Picasso n’intervienne et la présente à Apollinaire. Il fut aussi décorateur pour un maharajah et le conseiller du collectionneur américain John Quinn pour l’achat d’œuvres d’arts françaises, auxquels il fit acheter, entre autres, des sculptures de Brancusi. Un Cahier de L’Herne paru en 2015 retrace tout cela.
Yves Brocard
(1) Scarlett & Philippe Reliquet, Henri-Pierre Roché – l’enchanteur collectionneur, Ramsay 1999
L’histoire de « Jules et Jim » est l’histoire vraie que vécurent Franz Hessel (Jules), sa femme Helen Grund-Hessel (Kathe) et Henri-Pierre Roché (Jim). Franz Hessel et sa femme Helen Grend-Hessel sont les parents du diplomate Stéphane Hessel.
En 1926, Shri Yeshwant Rao Holkar II Bahadur (1908-1961), maharajah d’Indore, dernier représentant de la prestigieuse dynastie marathe des Holkar, fait la rencontre de Henri-Pierre Roché, alors marchand d’art très lié à l’avant-garde. Celui-ci deviendra son intermédiaire artistique. Si Roché a joué plusieurs rôles auprès du maharajah, notamment en tant qu’organisateur et compagnon de ses séjours en Europe, sa fonction principale consistera à proposer au maharajah et à la maharani des pièces pour l’ameublement de Manik Bagh, leur futur palais. C’est aussi par son entremise que le maharajah sera amené à rencontrer Man Ray, Brancusi ou encore Jacques Doucet.
Une remarquable exposition au Musée des arts décoratifs, « Moderne Maharajah », fut consacrée l’année dernière à cette incroyable aventure artistique.