Suite au legs de l’intégralité de l’œuvre de Marc Riboud (1923-2016) au Musée national des arts asiatiques-Guimet, l’institution publique présente aujourd’hui une grande rétrospective du photographe récemment disparu. Dans une optique chronologique, avec pour fil rouge les nombreux périples de cet éternel voyageur, parmi lesquels l’Asie a toujours dominé, l’exposition “Marc Riboud. Histoires possibles” nous convie à un parcours de plus de cinquante années, de la France de l’immédiat après-guerre à la Chine de 2006. Nous y découvrons le regard éminemment personnel et sensible d’un artiste sur son temps, dans lequel prédominent à la fois un grand souci de la composition et un profond intérêt pour l’être humain. Voici donc un aperçu d’une exposition dont la date d’ouverture est depuis hier sous scellés.
Qui n’a jamais vu cette image devenue aujourd’hui légendaire ? La ville à ses pieds, un homme dans les airs, vêtu d’une salopette et chaussé d’espadrilles, la cigarette au bec, un chapeau sur la tête, dans une attitude des plus décontractées, presque dansante, tenant d’une main un pinceau et de l’autre… un pilier de la Tour Eiffel. Prise un beau jour du printemps 1953, “Le peintre de la Tour Eiffel” (ci-dessus) continue encore aujourd’hui de susciter notre émerveillement. La posture de la figure centrale, la beauté du cadrage, sa symétrie parfaite, la force du noir et blanc, si justement contrasté, où vient harmonieusement jouer la lumière font de cette photographie une réussite totale. Tout l’art de Marc Riboud est déjà condensé dans cette œuvre.
Henri Cartier-Bresson (1908-2004), qui avait déclaré au photographe débutant “Tu es né avec un compas dans l’œil”, ne s’y était pas trompé. Cette photographie viendra confirmer les dires du maître et lancer la carrière du jeune Riboud. Publiée dans le magazine américain Life, avec pour titre “Blitheful on the Eiffel” (Allégresse sur la Tour Eiffel), cette première publication permettra à son auteur d’intégrer l’agence Magnum (1), à l’invitation de deux des membres fondateurs, Henri Cartier-Bresson et Robert Capa (1913-1954) devenus, par ailleurs, ses mentors. Mais ce parcours étant également un parcours de vie, revenons un peu en arrière.
Marc Riboud, cinquième enfant d’une fratrie de sept, naît en 1923 dans une famille bourgeoise lyonnaise. C’est alors un petit garçon timide et silencieux qui préfère observer le monde autour de lui. En 1936, s’étant acheté un Leica, son père lui donne son vieux Vest-Pocket et c’est avec ce petit appareil que le jeune adolescent effectue ses premières photographies, en 1937, à Paris, lors de l’Exposition universelle. Quelques années plus tard, après des études d’ingénieur effectuées sans grand enthousiasme, il décide de se consacrer à la photographie.
Le parcours de l’exposition s’ouvre sur ses clichés captant la France de l’après-guerre (1945-1954), dans lesquels éclatent déjà son talent et sa grande maîtrise de la composition de l’image. Cet art de la composition lui vient sans doute de son goût profond pour la géométrie, seule discipline ayant été véritablement susceptible de l’intéresser pendant sa scolarité. Suite à la parution de la photographie du peintre de la Tour Eiffel et son entrée concomitante chez Magnum, Robert Capa lui conseille, pour soigner sa timidité, de se rendre en Angleterre, “voir les filles et apprendre l’anglais”. Après un premier et bref reportage en Yougoslavie, le jeune homme passe donc un an en Grande-Bretagne (1954) où il photographie Londres et Leeds, avec toujours ce même intérêt pour l’humain (dockers en grève, cités ouvrières, arrière-cours pauvres de Leeds, mais aussi passants londoniens flânant dans les parcs, vacanciers de Southend-on-Sea…). Un cliché on ne peut plus remarquable nous montre Churchill (1874-1965) au congrès du Parti conservateur, impassible, plongeant son regard dans celui du photographe. Saisissante présence…
En 1955, Marc Riboud rachète la vieille Land Rover du photographe de guerre britannique George Rodger (1908-1995) et prend la route pour de bon. Il part pour l’Orient, enchaîne les pays : Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan, Inde, Népal, Chine, Indonésie, Japon.
Il reste plus d’un an en Inde, y photographie High Court, ce bâtiment conçu par Le Corbusier (1887-1965) à Chandigarh dont la géométrie rigoureuse a sans doute tout pour lui plaire, immortalise un paon à Jaipur (ci-contre), rencontre le réalisateur Satyajit Ray (1921-1992) et le musicien Ravi Shankar (1920-2012).
Au Népal, il assiste au couronnement du roi Mahendra Bir Bikram Shah Dev (1920-1972). En Chine, il passe plus de trois mois à Pékin et se lie d’amitié avec le couple Anne et Gérard Philipe, l’acteur étant venu y présenter son film “Fanfan la Tulipe”. Il est alors un des rares photographes à accéder au pays, ce pays qu’il photographiera pendant plus de cinquante ans, y observant en témoin privilégié l’évolution fulgurante. “Tâche de faire prolonger ton visa en Chine, rien de bon n’a été fait sur la Chine” lui avait signifié Henri Cartier Bresson à son arrivée. En 1957, ses images de scènes de la vie quotidienne représentent alors un témoignage historique précieux. Mais au-delà de l’aspect documentaire, ces vues du pays sous la neige sont une pure merveille : “A proximité de Beida, l’université de Pékin”, “Patin à glace sur le canal gelé le long des murs de la Cité interdite”, “La Cité interdite sous la neige”, “Devant une usine à Shijingshan, aux alentours de Pékin”, “Sortie de l’usine à Anshan”…
Lorsqu’il arrive à Tokyo en 1958, la tour de télévision, inspirée de la Tour Eiffel, est alors en cours de construction. Marc Riboud la photographie sous tous les angles, comme un clin d’œil à ses célèbres clichés pris cinq ans auparavant. Au Japon, il trouve le sujet de son premier livre : “Women of Japan” (1959). Le second sera tout naturellement consacré à la Chine (“Les trois bannières de la Chine”, 1966).
De ce long périple, il ramène quantité de photos, la majorité en noir et blanc puisque destinées à la presse, envoyées au fil de l’eau à l’agence Magnum qui en effectue les tirages et la distribution pendant que leur auteur poursuit son voyage. Paradoxalement, le photographe ne découvre, en réalité, ses photographies que bien plus tard.
En 1958, il reprend la route et traverse cette fois-ci l’Alaska, en plein hiver, dans une Ford, en compagnie d’un ami journaliste. Il emprunte l’Alaskan Highway depuis Fairbanks jusqu’à la côte Ouest et en ramène de somptueux clichés de paysages de neige.
Dans les années qui suivent, ce sera le Ghana, la Guinée, le Nigéria (1960-1963) où le photographe capte la joie d’une indépendance fraîchement acquise. Puis, l’Algérie en 1962 et Cuba, en 1963. À Cuba, il photographie Fidel Castro (1926-2016) que son ami l’écrivain et journaliste Jean Daniel (1920-2020) interviewe. Nous sommes en novembre. Kennedy est assassiné le même jour et l’article, accompagné des photos de Marc Riboud, fait le tour du monde.
Puis, Washington, en 1967, où il assiste à cette mémorable manifestation contre la guerre au Vietnam dont émergera “La jeune fille à la fleur” (2). Viendra ensuite le Vietnam, en 1968, qu’il photographie des deux côtés, puis le Cambodge, la même année…
Le photographe retournera dans ces pays, comme il retournera régulièrement en Chine, ayant à cœur de retrouver les gens qu’il y a rencontrés et de voir la manière dont ces contrées évoluent. Il aime à contempler ces merveilles que sont les temples d’Angkor, n’ayant de cesse de les photographier aux différentes heures du jour, selon une lumière toujours différente, de même qu’il est fasciné par la beauté des monts Huang Shan, ces montagnes qui ont inspiré les peintres chinois.
Témoin privilégié de son temps, souvent au bon endroit au bon moment, Marc Riboud ne se considérait ni comme un photographe de guerre, ni comme un photographe humaniste. Il suivait son instinct et… son talent faisait le reste. Sa sensibilité pour les êtres et les lieux, la rigoureuse géométrie de ses cadrages, la beauté saisissante de ses compositions font de lui une figure éminente de la photographie de la seconde moitié du XXème siècle. Les quelque 300 tirages qui s’offrent à nous dans cette éblouissante rétrospective, dont l’élégante et sobre scénographie en rouge et gris est signée Naroi Yamazoe et Christelle Zheng de l’agence Atoy, en sont indéniablement la preuve.
Isabelle Fauvel
Merci pour cette présentation de ce photographe remarquable, et remarqué par ses pairs. J’ai été surpris qu’il lègue ses archives au musée Guimet, mais sa fascination pour l’Extrême Orient explique sans doute ce choix.
La photo du peintre de la tour Eiffel, iconique, donne le vertige, à l’image de celles prises des ouvriers construisant les gratte-ciels de New York – par qui ? Margaret Bourke-White en a prise aussi de vertigineuses, notamment en s’installant sur les gargouilles géantes de la tour Chrysler.
Mais j’ai toujours pensé, et pense toujours, sans l’avoir vérifié, et cette exposition va m’en provoquer l’occasion, qu’elle est construite. Le peintre est nullement peintre, son habillement, commençant pas ses espadrilles et se terminant pas son feutre mou qui s’envole au moindre coup de vent, sa pose, ne sont pas crédibles, pas celle d’un peintre repeignant la tour Eiffel, peut-être d’un artiste peintre devant son chevalet. Mais l’indice qui me renforce dans mon incrédulité, est l’emplacement du pot de peinture, pour lequel je défie ledit peintre d’aller recharger son pinceau pour étaler sa charge à l’endroit où il prétend peindre.
Cela n’enlève rien au résultat, cette construction comme vous l’avez parfaitement décrite, qui met en valeur la relation entre cette tour, Paris à ses pieds, tout cela fait par l’homme (l’être humain et même Les êtres humains).
N’est-ce pas le lot de toutes les photos « légendaires » (pour ne pas employer l’insupportable « culte » ou le non moins insupportable « icônique ») d’être ou d’avoir l’air « truqué » ou tout du moins pensé ? *
Evidemment, on sait pour Doisneau…
A cet égard, c’est très intéressant de voir les planches contact des clichés successifs pris pour pouvoir retenir LA photo iconique (pour reprendre l’adjectif qui vous chatouille). La planche contact du gamin qui court avec sa baguette de pain sous le bras est explicite: il a dévalé la rue jusqu’à ce que Doisneau soit satisfait. Les amoureux que l’Hôtel de Ville c’est du même tonneau. Alors, qu’en penser: est-ce bien ou est-ce mal. C’est un choix : soit faire des instantanés, pris sur le vif, comme je crois Cartier-Bresson le faisait, soit construire un scénario qui donne l’impression, à première vue, de l’être, et qui traduit autre chose. Mais personnellement je crois honnête de dire ce qui est de la vie réelle de ce qui est construit. La différence entre un documentaire, un reportage, et un film de fiction. L’un comme l’autre ayant sa beauté, et faisant appel à du talent pour arriver à un résultat captivant.