Congés 37

Ils n’avaient rien fait d’autre que de se retrouver entre amis du côté de Mougins, dans les Alpes Maritimes. Picasso et sa compagne Dora Maar avaient invité Paul Éluard et sa femme Nusch, Roland Penrose, Lee Miller, Ady Fidelin et Man Ray. Ils étaient tous artistes, par l’écriture, la peinture, la photographie. Ils avaient décidé de se payer un peu de bon temps et beaucoup de liberté entre les plages toutes proches et ce village en légère altitude où Picasso avait une propriété. Man Ray avait emporté sa caméra et quelques bobines obligeamment prêtés par Kodak. Il avait fait de ce séjour un film (son dernier) qui nous est donné actuellement à voir (jusqu’à la fin du mois) sur France TV. C’est aussi là-bas que par hasard, il découvrira les possibilités de la solarisation en photographie et surtout les joies toujours trop courtes des vacances entre amis.

En cet été 1937, ils étaient tous gâtés par la vie dans la mesure où ils vivaient de leur art. Surtout Picasso bien sûr, déjà très riche, dont la notoriété avait depuis longtemps franchi les frontières. Sur les plages désertes de cette époque, on les voit s’amuser tout près de l’eau ou dans l’eau, soit par le prisme de la caméra soit par celui d’un appareil photo. Le bonheur les rend facilement beaux. Trois dizaines d’années avant que cela ne devienne la mode à Saint-Tropez, les quatre femmes se baignent seins nus. Il y a une volonté de s’affranchir des codes moraux, de choisir la transgression comme mode d’action. On change parfois de lit, de partenaire, on joue à varier la géométrie des désirs, on teste la triangulation. Il sera bien temps de voir revenir les malheurs qui montrent déjà le bout de leur nez. La ville espagnole de Guernica a déjà été bombardée et Picasso, avant même ces vacances de rêve, a déjà exécuté une toile implacable sur le sujet. Il ne faut jamais attendre de s’amuser avant que les événements ne s’emparent des libertés essentielles. Le bonheur est toujours une occasion à saisir, en priorité sur toutes les urgences.

De fait, ce documentaire de François Lévy-Kuentz, tombe assez juste en regard de tout ce qui est devenu brutalement tabou cette année. « L’enfer c’est les autres » avait écrit Sartre. « Le luxe c’est devenu les autres » a-t-on pu lire récemment sur Twitter par une plume avisée. Il est donc plaisant de se laisser tromper par la caméra et l’objectif de Man Ray qui sait saisir chaque instant de la réussite d’un séjour béni. Ce n’est pas précisément un film de vacances ordinaires puisque nous nous trouvons là face à une réunion de talents, qui dans la poésie, qui dans la photographie, qui dans la peinture. L’énergie artistique circule entre les convives et la créativité qui s’en dégage égaye diablement les repas, les excursions. On refait « Le déjeuner sur l’herbe » de Manet, on construit des jeux d’ombres avec les mains, on profite de la mer. L’œil de Man Ray capte sans se lasser les corps plus ou moins dénudés de Dora, Nusch, Ady et beaucoup Lee Miller, objet d’une passion douloureuse. Cette dernière s’en agace même un peu en lui déclarant qu’elle préfère « faire une photo plutôt qu’en être une ». Cependant qu’il nous également donné à voir des clichés faits par Lee Miller ou Dora Maar, disputant en cela le talent de Man Ray. Quel que soit l’appareil, quel que soit l’objectif, on discerne par ailleurs  la forte amitié qui prévalait entre Paul Éluard et Picasso. Laquelle va bientôt faire, au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, l’objet d’une exposition maintes fois différée pour cause de pandémie. Le réalisateur du documentaire complète les images du séjour avec d’autres plus ou pertinentes tout comme la voix off qui s’efforce de renseigner le spectateur qui ne serait pas forcément au fait du contexte.

Le film s’intitule « Un été à la Garoupe » du nom de la plage d’Antibes où ils allaient se baigner chaque matin en empruntant pour ce faire l’élégante voiture de Picasso, une Hispano Suiza qui pouvait transporter huit personnes avec son puissant moteur. « Un été à la Garoupe » nous donne furieusement envie de faire les valises séance tenante, mais on attend toujours une autorisation de la tour de contrôle. Que c’est long.

PHB

« Un été à la Garoupe », jusqu’au 28 décembre en replay sur France TV

Les deux images choisies en illustration  sont des photos d’écran

 

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7 réponses à Congés 37

  1. ROUSSEAU dit :

    Juste pour info pour faire suite à vos rédactionnels toujours fort agréables à lire .
    nous avons eu une exposition MAN RAY ( dont il y aurait beaucoup à dire ) à ALBI
    ( 81000) et curieusement la fameuse Ady Fidelin est décédée dans un EPHAD près d’ALBI il y a 2 ans et des recherches sont faites pour honorer sa vie au milieu des artistes cités. je me dois de rajouter que MAN RAY s’en est singulièrement amusé , s’en est servi , puis est parti rejoindre Duchamp aux USA. c’est Lee Miller qui a découvert les fameux rayogrammes et pas MAN RAY !!!qui faisait réaliser ses tirages chez Gasmann ( picto) il en gardait même les épreuves d’essai ! d’ou les fonds de tiroirs revendus !

  2. Yves Brocard dit :

    Merci de mettre en avant ce magnifique documentaire, mettant en valeur des archives dont on avait pu voir ici où là des extraits, mais jamais autant et aussi bien. Elles mettent bien en évidence les relations entre ces vacanciers privilégiés, ces jolies femmes libérées (sauf Dora Maar qui ne se départit pas de sa mélancolie, si c’en est une). L’image que l’on voit de Picasso, plus libéré, plus simple, moins poseur, tranche avec les portraits que l’on connaît de lui.
    Ne pas confondre « rayogramme » inventé par Man Ray, consistant à poser des objets sur un papier sensible, et d’exposer le tout par une lumière courte, de la « solarisation », ou le négatif déjà exposé est subitement éclairé, au moment de sa fixation, ce qui fait ressortir les contours par des traits noirs. C’est Lee Miller qui a fait une fausse manœuvre en allumant la lumière dans le labo de développement, et c’est Man Ray qui a compris l’intérêt qu’il pouvait en tirer. Invention donc conjointe, réinvention plutôt car le procédé était connu, et même je crois breveté. Mais Lee et Man ont su en comprendre ce qu’il pouvait en tirer au plan artistique.
    Enfin, Picasso n’avait pas de maison à Mougins en 1937. Il ne s’est installé sur la côte d’Azur qu’en 1948, avec Françoise Gilot, à Vallauris. Il rejoindra Mougins, à la villa Notre Dame de Vie, qu’en 1961, avec Jacqueline, après être passé par Cannes (La Galloise) et Vauvenargues ou il avait acheté un château.
    Je profit de ce message pour vous signaler un article que la Picasso Administration a eu la gentillesse de publier sur leur site : https://www.picasso.fr/ojo-le-journal qui permet de découvrir la première et seule photographie où l’on voit Picasso et Diego Rivera ensemble, qui jusqu’ici avait été mal attribuée.

    • philippe person dit :

      Merci Yves pour m’avoir fait découvrir le site « ojo ». Je viens d’y passer une heure et je crois qu’il est fort bien fait et source de belles découvertes sur Picasso et tout son entourage artistique…

  3. Yves Brocard dit :

    Concernant la magnifique, enjouée, pleine de vie Ady Fidelin : on peut trouver un long article (en anglais) ici : https://modernismmodernity.org/articles/grossman-unmasking-fidelin. Sa vie après Man Ray est résumée en 4 lignes : « Disappointed to learn of her former paramour’s marriage in 1946, Fidelin ultimately married and moved with her new husband, André Art, to Albi, a small town in the south of France where, as recounted by her neighbor, she spent her last decades living a modest life. She died in obscurity on February 5, 2004 in Lagrave, 20 kilometers from Albi. » soit « Déçue d’apprendre le mariage de son ancien amant en 1946, Fidelin s’est finalement mariée et a déménagé avec son nouveau mari, André Art, à Albi, une petite ville du sud de la France où, comme le raconte sa voisine, elle a passé ses dernières décennies à vivre une vie modeste. Elle est morte dans l’obscurité le 5 février 2004 à Lagrave, à 20 kilomètres d’Albi. »

  4. Yves Brocard dit :

    J’ai posté deux fois un commentaire relatif a Ady Fidelin mais il semble avoir été refusé par deux fois. Pouvez-vous me dire pourquoi, éventuellement pas mail. Merci

    • Cher Yves Brocard, lorsque vous mettez un lien dans un commentaire, il est reconnu comme spam potentiel et nécessite une approbation manuelle. Ce qui préserve le site de milliers de messages indésirables. PHB

  5. jean cedro dit :

    Un moment de grâce à divers titres (le lieu, la guerre qui pointe, les « personnages »…
    Le docu est vraiment bien, avec qq images rarement vues. Feu le magazine Grands Articles, auquel j’eus le plaisir de collaborer, avait mis en « cover » une des photos de la série, proche de celle que tu as choisie, cher Philippe.

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