L’épaisseur des murs et des vitres de son appartement filtrait efficacement la rumeur de la rue. Au point que le son de la sirène des pompiers lui donnait l’impression d’une cornemuse peinant à prendre l’avantage sur le vent. Guy aimait ce bruit maîtrisé, tenu à distance. Dont il pouvait prendre toute l’ampleur, toute la sauvagerie, lorsqu’il aérait pour évacuer un trop plein de fumée de tabac. Mais une fois la fenêtre fermée, il éprouvait le sentiment du cosmonaute, toisant le danger du vide à travers son hublot. Guy aimait cette sécurité. Mais depuis quelques mois il n’avait plus le choix. La faute incombait à un microbe, lequel avait contraint les autorités à isoler la population du pays. Ce qui avait eu d’ailleurs pour effet premier, de taire presque toute l’activité sonore de sa rue. On entendait mieux les cloches de l’église voisine. Et quand elle ne sonnait pas les heures, on écoutait la menace du silence.
Et puis un jour le microbe était parti. On avait compté les morts et jugé que le temps du deuil ne devait pas obérer le retour au tintamarre de la vie urbaine. Les habitants s’étaient précipités dehors, exagérant à plaisir l’euphorie de la liberté récupérée. L’heure de la récréation avait enfin été sifflée. Tout un chacun parlait plus fort pour exprimer sa joie. Sauf Guy. Il s’y était fait, lui, à cette réclusion. Il ne sortait qu’à l’aube ou le soir très tard pour vider sa poubelle. Il se faisait livrer ses courses. Il aimait rester près de sa fenêtre pour observer la rue. Mais la plupart du temps il tirait les rideaux et les doubles-rideaux. Il lisait beaucoup ou jouait aux dames contre lui-même. Quand il n’avait plus rien à faire il méditait dans son bain, parmi les effluves de sels orientaux. Toute idée de sortie était abolie. Dehors était devenu dedans.
Si bien qu’un jour, on sonna à sa porte, avec une insistance inédite. C’était le début de l’après-midi. Il alla ouvrir vêtu de sa robe de chambre de soie rouge et les pieds chaussés dans des fines mules couleur chameau. Il reconnut quelques habitants de son immeuble. Parmi eux, il y avait le notaire du rez-de-chaussée, un petit homme replet avec des joues roses striées d’arabesques sanguines. Il portait un costume trois-pièces ainsi qu’un nœud papillon parfaitement désuet. Et il parla ou plutôt il lut, un texte d’évidence préparé, sur une feuille jaune: « Cher Monsieur, cela fait déjà quelques semaines que vous avez été informé comme tout le monde de la fin officielle des mesures d’isolement obligatoire. Et comme vous semblez ne pas en tenir compte, nous avons tenu à vous faire savoir qu’il fallait mettre un terme à votre obstination qui perturbe la vie de l’immeuble ». Tandis que le notaire prononçait ce qui ressemblait à un genre de mise en demeure, les autres voisins opinaient du chef ou du regard, guettant l’aveu de malentendu qui précéderait des excuses.
Mais Guy ne l’entendait pas de cette oreille et répondit que s’il avait été contraint par courrier de rester chez lui, il n’était pas à la disposition des événements. Aimablement, il remercia la délégation de sa sollicitude mais ajouta qu’il déclinait la proposition (il faillit dire l’injonction) de mettre un terme à une claustration qui lui permettait notamment de méditer sur la résurrection de son rédempteur. Et pour conclure il demanda à toutes les personnalités présentes, de bien vouloir prendre une part de ses urbanités choisies. Ce faisant, il ferma doucement la porte et revint s’asseoir devant son damier où il livrait avec lui-même une partie des plus délicates.
Quelques jours plus tard, il reçut une lettre signée par le ministère de la santé et le préfet de police, l’enjoignant de sortir de chez lui afin de participer à nouveau à la vie collective. La missive précisait en outre que chaque lundi, il devrait se présenter au commissariat du quartier afin de présenter des tickets de consommation, corroborant la fin de sa réclusion volontaire. Comme il était poli, Guy avait répondu en termes courtois que son sédentarisme était un choix et qu’il comptait s’y tenir, tout en assurant ses correspondants de sa lointaine mais distinguée considération.
Il ne jouait pas le jeu et les choses ne devaient pas en rester là. D’avertissement banal jusqu’à un ultimatum remis en mains propres par un officier de police, il fut extrait un jour de sa maison comme un furet de son terrier, afin d’être conduit dans un hospice pour gens dérangés. Plusieurs mois après dans le parc de l’établissement, évoluant sur un tapis de feuilles mortes et entre deux allées de tilleuls puisque c’était l’automne, il se demandait toujours qu’elle était la logique à enfermer quelqu’un qui ne voulait plus sortir. Mais on avait cessé de l’embêter. Dans sa chambre il avait son tourne-disques et surtout, surtout, il s’était trouvé un partenaire pour jouer aux dames. Et ça, c’était quand même un progrès.
PHB
J’adore…
Moi aussi, j adore
Bien vu, Philippe ! Vous m’avez mis le coeur en joie !
« fin officielle des mesures d’isolation obligatoire » : isolement, plutôt, non ? Ou alors une réminiscence de la chanson de John Lennon écrite il y a un demi-siècle ?
En tous cas, un joli texte, qui mériterait des développements car la partie « administrative » du délire n’y a été qu’ébauchée… / FML
Vous avez raison. « Isolement », c’est mieux. Merci de votre commentaire. PHB
Superbe !
Si je peux me permettre , j’aurais écrit dans la dernière phrase : « il s’était trouvé UNE partenaire pour jouer aux dames » !
Pourquoi pas un ?
très joli texte , merci !
Un régal cette micro-fiction !
Nouvelle emplie de finesse et de justesse
Cher Philippe,
A l’occasion, sauf si vous avez déjà quelque éditeur réservé, vous pourriez adresser un recueil de vos histoires ciselées (à la limite des poèmes en prose) à PhB éd. Il devrait apprécier, m’est avis… Philippe Barrot est certes indépendant et sans grand spectre de diffusion, mais il aime ses auteurs, ce qui est rare dans le milieu et ses livres ne sont pas onéreux, bien que de belle facture.
Merci encore!