«Vivre c’est la tendresse, l’art, l’harmonie, la littérature, la musique, les arts graphiques, la danse, le théâtre. Vivre c’est aussi le boulanger, le bistrot du coin, l’avenir, l’histoire. Vivre c’est surtout refuser la désertification qui affecte d’autres quartiers que nous avons aimés». C’est ainsi que s’ouvrait, en décembre 1999, l’éditorial du premier numéro de La Gazette de Saint-Germain-des-Près. Une jolie revue vendue exclusivement sur abonnement ou dans les kiosques du sixième arrondissement et dont le but avoué était d’influer pour que le quartier garde sa typologie si particulière. Il fallait agir pour que les boutiques de fringues ne remplacent pas les galeries ou les librairies (on a ironisé sur le «Saint-Germain des prêts à porter») et que perdure l’esprit des lieux marqué par l’ombre d’Apollinaire, de Sartre, de Simone de Beauvoir ou de Boris Vian. La revue connut huit numéros et cessa de paraître en juin 2001, le mécène ayant décidé de retirer son aide financière.
Vingt ans plus tard, alors que la muse des lieux Juliette Gréco vient de rejoindre Brel, Barbara et Gainsbourg au paradis de ceux qui ont accompagné nos vies, qu’en est-il du quartier dont Le Flore et Les Deux Magots continuent de figurer parmi les brasseries les plus célèbres au monde ? «Ça n’a pas empiré… dit Catherine Valère qui fut l’initiatrice et l’animatrice de la Gazette. Mais aujourd’hui le quartier c’est surtout une façade, une sorte de musée fréquenté d’abord par les touristes». Il faut dire qu’ont disparu du «village» les grandes figures que l’on pouvait y croiser, comme les écrivains Umberto Eco (qui avait un pied-à-terre rue Saint-Sulpice), Dominique Noguez (il habitait rue de Seine), Albert Cossery (résident de l’hôtel de La Louisiane), la comédienne Anémone (qui habitait rue Bonaparte) ou encore les dessinateurs Wolinski et Cabu, dont les tragiques disparitions au sein de l’équipe de Charlie Hebdo n’ont jamais pu être comblées.
Amoureux éperdu du jazz et de la rive gauche, Cabu, qui a vécu 40 ans rue Jacob, avait apporté sa contribution à la Gazette pour illustrer l’un des faits-divers les plus déroutants qui aient animés le quartier, et qui laisse aujourd’hui encore une énigme non résolue. Le matin du 31 mars 1999, les habitués du lieu découvraient avec stupeur la disparition du bronze cédé par Picasso à la mairie de Paris afin de rendre hommage à Guillaume Apollinaire. Ce buste représentant la photographe Dora Maar, avait été érigé en 1959 dans le square Laurent Prache, tout près de l’église, à quelques centaines de mètres de l’appartement qu’avait occupé Guillaume Apollinaire au 202 boulevard Saint-Germain. Personne ne comprit comment, ni dans quel but on avait pu desceller et emporter ce buste de 80 kilos sans éveiller l’attention de quiconque. «C’est un peu de l’âme de Saint-Germain-des-Prés qui a filé» pouvait-on lire dans la Gazette. La stèle resta longtemps orpheline.
Il a fallu la perspicacité d’un artiste d’origine italienne, Ange Tomaselli, pour identifier la véritable nature du bronze recouvert de boue et de mousse que des employés municipaux avaient trouvé quelques mois plus tard à une trentaine de kilomètres de Saint-Germain, dans les fossés du château d’Osny dans le Val d’Oise … et que le maire, après avoir signalé la trouvaille, avait innocemment exposé dans le musée de sa ville. «Un an et un jour… il est à vous m. le maire !» dit l’employé des Objets trouvés dans le dessin quelque peu ironique de Cabu publié dans le numéro 8 de la Gazette.
La statue subit une longue cure dans les ateliers de la ville de Paris avant de retrouver son emplacement. Nouveau rebondissement : un certain nombre d’habitants mirent alors en doute l’authenticité de l’œuvre que l’on venait de réinstaller ! Malgré les dénégations de la mairie, le doute subsiste encore aujourd’hui. Et lorsque quelques germanopratins viennent profiter des rayons du soleil en s’asseyant sur l’un des bancs du square, certains regardent d’un œil un peu suspicieux ce visage de Dora Maar, celle que Picasso surnommait «la femme qui pleure».
Vingt ans après cet épisode rocambolesque dont les auteurs n’ont toujours pas été identifiés, bien peu nombreux sont les touristes qui s’attardent devant la stèle. Lorsque le temps s’y prête et qu’un malin virus ne s’invite pas, ces touristes, dont les les sacs trahissent souvent les emplettes dans les boutiques voisines, sont plutôt de l’autre côté de la rue, à la terrasse des Deux Magots. Il est peu probable qu’ils y croisent quelque rimailleur bohème ou quelque apprenti-écrivain en quête d’éditeur. Les communicants, les publicitaires et les représentants de boutiques de luxe ont remplacé les rapins et les plumitifs. Vuitton a remplacé Villon. «Le décor est toujours là… mais il manque la substance, il manque l’âme» commente Catherine Valère.
Gérard Goutierre
Merci pour votre article et l’histoire du buste de Dora Maar, choix étonnant pour célébrer Apollinaire, typique des facéties de Picasso furieux qu’on lui ai refusé les projets qu’il avait faits spécifiquement pour le poète. Par contre je ne savais pas que le bronze avait été retrouvé et remis en place. Je pensais que la sculpture actuelle était une copie en résine ou autre matériau d’imitation, moins coûteux et n’intéressant pas les voleurs. D’où peut-être la plainte des riverains sur l’authenticité de la sculpture. La prochaine fois (quand?) que je passerai dans le quartier, je la caresserai pour voir si c’est du bronze ou pas.
Mea culpa : dans les années 80, je traînais dans ce qui était encore St Germain, fréquentant Chez Georges, rue des Canettes, dînant au Petit Saint Benoît à quelques tables de Marguerite D… Un soir de forte consommation alcoolique, avec des camarades beauzardeux, on avait envisagé d’enlever la dite statue. Comme nous étions des bras cassés, on n’avait pas été capables d’accomplir le forfait et nous nous étions promis de revenir avec le matériel nécessaire. Évidemment, comme d’autres avant nous, on avait oublié de revenir…
Quand j’ai appris que d’autres avaient fait ce que nous n’avions pas réussi à faire, je me suis dit que les coupables devaient nous ressembler avec dix ou quinze ans de moins…
Monsieur Person,
Pourquoi cette sculpture, en particulier, attirait des personnes comme vous pour la déboulonner? Sa localisation à proximités des bars que vous fréquentiez? Votre amour pour Apollinaire vous incitant à vous approprier un de ses emblèmes? Votre détestation de cette sculpture? Or what?
Juste pour savoir…
YB
Merci Yves pour votre question… que j’étais en train de me poser à moi-même…
Je me disais tout à l’heure que si nous avions accompli cet « acte gratuit », que j’avais par exemple gardé la tête dans ma cave depuis toutes ces années – sans jamais en parler à personne – ma vie aurait été différente… Avec un secret qui aurait quand même pu me valoir des problèmes si je l’avais révélé…
Est-ce que j’aurais été capable de me taire ? De ne même pas l’avouer à mon fils né quelques années après…
Est-ce que le fait d’avoir un objet où rode l’ADN de Picasso et d’Apollinaire n’aurait pas été comme un fétiche pour moi, un totem qui m’aurait donné plus de confiance et d’ambition pour mes propres réalisations littéraires…
Bref, peut-être que j’aurais dû…
Et pour la réponse « prosaïque » : on sentait bien qu’on n’allait pas traverser une « époque formidable », que ce qu’on faisait – et on en a fait heureusement d’autres – était un peu les derniers feux d’une généalogie pleine de faiseurs de canulars…
D’Aliboron à l’enlèvement de Jean Edern Hallier…
Mais qui se souvient des « Copains » et de Jules Romains ?