C’était dans l’entre-deux, dans l’entre temps, d’un confinement l’autre, bref entre deux confinements. Les 23, 24, et 25 octobre derniers, l’Auditorium de Radio France proposait un programme miraculeux inaugurant sa saison baroque : l’intégrale des concertos de Bach pour clavier. Deux soirées avancées à 18h, et le dimanche à l’horaire habituel de 16 h. En pleines vacances de la Toussaint, avec spectateurs masqués plus ou moins distanciés, aux mains très hydro-alcoolisées, et plutôt plus de jeunes que d’habitude. La salle de 1461 places permettant une jauge évidemment clairsemée mais assez étoffée, on retenait son souffle comme si on allait assister au cérémonial de quelque secte secrète, et on avait un peu de mal à croire qu’on nous offrait pour une représentation seulement des artistes d’un tel niveau.
C’est un luxe qu’on n’appréciera jamais assez, tout comme celui de se retrouver dans cette salle nous enveloppant de grands pans de bois aux teintes si chaudes. J’ai demandé à l’amie qui m’accompagnait, très musicienne, si elle préférait cette salle ou celle de la Philharmonie de Paris. Elle m’a répondu qu’elle ne pouvait pas répondre à cette question. Il est vrai que ces deux (relativement) nouveaux écrins musicaux parisiens sont aussi différents que possible, l’un à l’Ouest tout en teintes chaudes, l’autre, la Philharmonie, à l’Est, tout en longueur et blancheur rêveuse.
Rappelons-nous : autrefois, avant les années 1960-1970, on parlait de «musique ancienne», mais quand certains musiciens se dirent qu’on ne pouvait plus continuer à jouer Bach ou Berg sur les mêmes instruments, ils en sont venus aux instruments d’époque, avec notamment des cordes en boyau et non en acier. Ce fut la révolution baroque, initiée en France par de grands anciens comme Jean-Claude Malgoire et William Christie, et plus le temps passe, plus les jeunes générations baroques se succèdent et s’affirment. Car il paraîtrait que le répertoire baroque joué sur instruments anciens, avec placement des musiciens et coups d’archet d’époque, rend cette musique plus contemporaine que jamais.
Nous avons donc dégusté ce paradoxe lors du premier concert cumulant tous les luxes, sachant que Johann Sebastian Bach avait écrit ces concertos comme des «partitions idéales» qui n’étaient pas destinées à un instrument précis, le piano étant alors dans les limbes. Et comme c’était alors l’usage, il a repris nombre de ses partitas et cantates antérieures pour violon.
Grand luxe, donc, le 23 octobre, avec l’ensemble «Café Zimmermann», fondé en 1998 par le violoniste Pablo Valetti et la claveciniste Céline Frisch. Ils ressuscitaient ce café situé rue Sainte-Catherine à Leipzig, dans lequel au dix-huitième siècle, pendant des années, le «Collegium Musicum», fondé par Georg Philipp Telemann et dirigé par Bach, donnait chaque semaine un concert de cantates profanes ou de musique de chambre.
Viscéralement dévolu au cantor de Leipzig, le Zimmermann a donc pris place sur la scène en demi-cercle de bois clair : de part et d’autre du clavecin en majesté à la longue ligne d’un bel orange brillant, à gauche, masqués et debout, deux violons et un alto dont Pablo Valetti ; à droite, assis et masqués, un violoncelliste et un contrebassiste.
Trois clavecinistes vont se succéder, dont la star Céline Frisch, et beaucoup d’entre nous reconnaîtrons des concertos entiers, note par note. Car Bach est comme Beethoven ou Mozart, même si on n’a pas entendu depuis bien longtemps tel concerto ou telle sonate, on les retrouve intacts dans notre mémoire, et avec eux tout un pan de notre passé.
Heureusement les cordes étaient merveilleuses, surtout les trois sur la gauche, et surtout Pablo Valetti (quel son ! quelle virtuosité ! quel feu !), car j’ai retrouvé un problème familier : sur scène, le clavecin est très peu sonore et ne résonne pas dans l’espace. Faudrait-il se trouver dans un salon d’époque, comme sur ce portrait de Mozart enfant au clavecin, ou en tout cas à deux pas du bel instrument ? Un peu frustrée, une fois rentrée chez moi j’ai écouté la retransmission du concert sur France Musique à partir de 20h. Eh bien on entendait à peine davantage le clavecin. Par contre sur mon disque de référence, les Variations Goldberg de Bach par Blandine Verlet au clavier, la sonorité était aussi affirmée que celle du piano…
Je n’ai pas davantage résolu le mystère du clavecin sur scène en revenant pour la troisième et dernière session dimanche. Et pourtant nous avons eu droit jusqu’à quatre claviers simultanés ! Quatre clavecinistes étaient au programme, dont Justin Taylor, 28 ans, fondateur du jeune ensemble baroque «Le Consort» (encore un !), succédant au Zimmermann, et conservant la même répartition des musiciens.
Et toujours le bonheur de se reconnaître en territoire familier, comme si on n’avait jamais cessé de s’abreuver à cette joie qui imprègne autant Bach que Mozart. (Voir mon article « Bach et Beethoven at the top » .
Car non seulement Bach a passé sa vie à «recycler» ses cantates et autres, mais comme on le sait maintenant, il a souvent «plagié» Vivaldi, surtout pour les concertos. Ainsi le soleil et la vitalité italiennes sont-ils venus vivifier les brumes du Nord, d’autant plus que Vivaldi était considéré par ses contemporains comme un génie, alors que le cantor de Leipzig n’est jamais parvenu à ce niveau de son vivant. Il dut attendre le dix-neuvième siècle pour être vraiment «découvert», et ne jamais descendre du plus haut piédestal depuis.
De son vivant, donc, bien avant l’invention du droit d’auteur, Bach a «copié» allègrement, comme Mozart le fera plus tard selon le musicologue Christophe Dilys : il «emprunta» une symphonie entière à Michael Haydn, frère cadet de «papa Haydn», l’enrichit d’une introduction, et signa sa 37ème symphonie !
Et toujours selon ce musicologue, ce concerto de Bach pour quatre clavecins qui nous fut donné en final le dimanche 25 octobre est une pure et simple transcription du concerto pour quatre violons d’Antonio Vivaldi : «Le public savait qu’il s’agissait d’une pièce de Vivaldi. Il n’était pas question de tromper l’auditoire. Avec vingt enfants à élever, Bach était, d’une certaine façon, obligé de travailler avec des matériaux existants.» Les siens ou ceux des autres.
Autre actualité bachienne, ce CD de «Motets» que vient de sortir Raphaël Pichon chez Harmonia Mundi. Ce long jeune homme de 36 ans très souriant est l’enfant chéri de la critique (et du public) parmi les trentenaires de la génération baroque. Il faut dire que le parcours de ce jeune «boulimique hyperactif» (dixit «Diapason») est éblouissant : chanteur dès l’âge de 10 ans, il se produit sous la direction de grands maestros, et fonde à 24 ans son ensemble «Pygmalion», avec 6 musiciens (dont Thomas Dunford à l’archiluth), et près de 30 chanteuses et chanteurs.
Deux ans plus tard, en 2008, leur premier volume des «Missae Breves» de Bach décroche un Diapason d’or. En 2014, débuts au Festival lyrique international d’Aix-en-Provence avec des cantates de Bach, et l’année suivante, il fait sensation avec son premier album Mozart en compagnie de sa femme Sabine Devieilhe. Un jeune musicien béni des dieux et une soprano colorature merveilleusement investie dans ses rôles, voilà un couple à faire pâlir d’envie !
Sabine n’est pas présente dans ce dernier opus des motets de Bach, que Raphaël a chantés pratiquement depuis qu’il est né et qui sont pour lui comme « une danse de l’esprit ». Les voix sont bien sûr éblouissantes, même si on peut par moment leur trouver un aspect presque trop décoratif.
Lise Bloch-Morhange
https://www.maisondelaradio.fr/musique-baroque-2021
https://www.cafe-zimmermann.com/
https://www.leconsort.com/a-propos
CD J. S. Bach, « Motets », Pygmalion, Raphael Pichon, harmonia mundi
Opéra Comique, «Hippolyte et Aricie», Rameau, Raphaël Pichon, ensemble Pygmalion. Programmé du 12 au 22 novembre et annulé pour cause de confinement, l’opéra sera diffusé en livestream sur Arte Concert samedi 14 novembre à 20 heures et pendant 6 mois.
https://www.arte.tv/fr/arte-concert/
Bonjour et merci Lise de nous régaler, a postériori, avec ces concertos de Bach. Bizarrement je n’ai pas vu passer cette programmation, ou n’ai pas voulu la voir, et le regrette. Je suis allé voir si les retransmissions sur France Musique étaient disponibles en replay, mais ne les ai pas trouvées.
S’agissant des deux salles : l’Auditorium de Radio France et la Philharmonie, je les apprécie également toutes les deux. La première a un côté chaleureux, quasi-cosy. L’accueil par le personnel de la maison de la radio est toujours chaleureux. La deuxième, nous a coûté vraiment très cher, à nous contribuables. Je trouve le bâtiment sans intérêt, mal foutu : pour savoir sortir du parking et en retrouver l’entrée c’est pas facile, les escalators en extérieur, souvent en panne, sont absurdes (par temps de pluie c’est pénible), la signalétique trompeuse, les finitions de piètre qualité. Un procès contre Jean Nouvel est annoncé… gageons qu’il n’en sortira rien. Par contre je trouve que cette salle est une merveille d’acoustique, ses courbes dissymétriques des balcons sont fascinantes. Musicalement elle « fait le boulot ». Ce qui n’a pas été le cas à l’Opéra Bastille dont la salle a dû être refaite deux ans après son inauguration…
Dans ces deux salles j’essaie de prendre des places aux balcons sur les côtés, ce qui permet de voir tout l’orchestre et le(la) chef(fe) de face.
Par contre je trouve la salle ronde de la Seine Musicale ratée, froide, sans âme. Les sièges en rondins de coussins sans intérêt et sans confort. Dommage.
Cher Yves,
je saisis l’occasion d’annoncer la possibilité de faire une petite cure de Wagner sur France Musique, puisque les représentations à l’Opéra Bastille devant public sont bien sûr toutes annulées:
**L’Or du Rhin, le lundi 23 novembre à 19h30 (2h30 sans entracte)
**La Walkyrie, le mardi 24 novembre à 18h30 (5 h avec deux entractes)
**Siegfried, le jeudi 26 novembre à 18h (5h10 avec deux entractes)
**Le Crépuscule des Dieux, le samedi 28 novembre à 18 h (5h35 avec deux entractes)
Comme cela, nous n’aurons pas à argumenter sur l’Auditorium de Radio France versus la Philharmonie ou la Seine musicale!
Un bon fautueil at home suffira…
LiseBM
Super! Merci!
Yves
« S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ». E.M. Cioran a tout résumé (Syllogismes de l’amertume).