Si l’on voulait faire savant, on parlerait d’un hapax. Un objet unique dans sa catégorie. C’est que l’ouvrage du poète libanais Georges Schéhadé, publié chez Jean-Pierre Ramsay en 1977, n’avait pas, à l’époque, d’équivalent. Et ne semble pas en avoir eu depuis, si l’on excepte évidemment la réédition en format poche en 2011 dans une version dite revue et corrigée (éditions Bartillat).
Pour mystérieux qu’il puisse paraître, le titre «Anthologie du vers unique» résume exactement le contenu. L’ouvrage, présenté dans une version élégante, avec une typographie soignée, offre à la lecture un certain nombre de vers (près de 220) isolés de leur contexte, occupant une ou deux lignes d’une page totalement blanche. Le titre du poème d’origine ne figure pas, ni son auteur (un index final permettra cependant de l’identifier).
Comme s’il s’était échappé de son cadre d’origine et découvrait subitement une liberté non surveillée, le vers prend alors une intensité nouvelle et une résonance inouïe, offrant au lecteur, pour peu qu’il ait la fibre un tant soit peu poétique, une possibilité de méditation rêveuse que peu de lectures peuvent lui apporter avec autant de facilité. Difficile de ne pas penser au haïku japonais, mais ici le vers n’est soumis à aucune contrainte et n’a d’ailleurs pas été conçu dans cet esprit.
Ceux qui ont été retranscrits par le poète libanais n’ont pas véritablement été choisis par lui. Ces vers épars, il les gardait au fond de sa mémoire, sans savoir très bien pourquoi. Des bribes de poèmes retenus par cœur, des expressions qui collent aux souvenirs, des images qui sans le vouloir avaient joué au jeu du cadavre exquis. La terrible guerre civile qui endeuilla le Liban à partir de 1976 avait contraint l’écrivain à l’exil à Paris et, s’il n’avait pu emporter sa bibliothèque, au moins possédait-il en lui la matière première d’un projet déjà ancien.
La réunion dans un seul volume de ces vers de tous styles et de toutes époques, leur proximité inattendue forment une œuvre singulière, un peu comme les compositeurs italiens de l’époque baroque créaient leur « pasticcio », en empruntant à des œuvres anciennes ou d’autres compositeurs. «Du même coup, écrit le poète également libanais Robert Abirached, éclatent toutes les frontières entre les siècles, les écoles, les cultures comme si un même souffle intemporel se manifestait d’un bout à l’autre de l’histoire pour constituer un seul poème continu».
On peut, non il faut, ouvrir ce livre au hasard. Laisser les choses se faire. Le lecteur pourra vagabonder de page en page. «Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir» (1) lit-on p. 36 . Plus loin «Et l’arbre balancé qui perd une pincée d’oiseaux» (2) ; ou : « Un grand chat doucement passe comme on chuchote » (3) ; et encore «Le soir tombait, un soir équivoque d’automne» (4) ; «Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles» (5). Dans le même esprit que celui de George Schéhadé, le lecteur peut ainsi établir sa propre anthologie. «La mémoire d’un poète, dit encore Robert Abirached, c’est toujours, de quelque manière, la mémoire de la poésie même, où des voix multiples se réunissent en une seule musique, ininterrompue depuis le fond des âges, rendue à l’anonymat».
Une précision, cependant : ce livre que l’on trouve aisément chez les libraires d’ancien, risque de ne plaire ni aux cartésiens, ni aux logiciens, ni aux esprits rationnels. Il s’adressera plutôt aux rêveurs et bohémiens de la vie, qui n’ont guère de certitudes et se sentent fous «d’un tas de petites misères» (6). Des poètes en somme.
Gérard Goutierre
(1) Rimbaud ; (2) Saint-John Perse ; (3) Leon-Paul Fargue ; (4) Verlaine ; (5) Tristan Corbière ; (6) Jules Laforgue
« Ceux qui ne sont pas un brin poète sont tous des menteurs. » Serge Fiorio
merci de ce partage
Un grand merci pour cette découverte. Ces vers dénudés élargissent l’espace qui nous est confisqué et résonnent en effet de mille harmoniques.
Merci, j’ai hâte de découvrir ces phrases légères et profondes.