La guerre a deux sous-produits : les héros, les statues. Un bon héros meurt au combat, on célébrera ses vertus, deux fois l’an, le 8 mai et le 11 novembre, devant le monument aux morts. Le monument aux morts (MAM) ne bénéficie pas de l’intérêt qu’il mérite. Tel l’agent de police au carrefour, il se confond avec le quotidien au point d’en devenir transparent, excepté à la sortie des bourgeons ou à la chute des feuilles, lorsque se rassemblent devant lui les vétérans d’AFN autour de leur porte drapeau, les enfants des écoles, monsieur le maire, ses conseillers, la batterie fanfare et quelques badauds.
Dire « le » monument aux morts est déjà méconnaître la profusion des formes de l’objet d’art, exemple inégalé de variations sur un même thème : il y a la connotation phallique, glaive dressé, colonne milliaire, quasi obélisque ou pseudo menhir, la croix de guerre plus ou moins stylisée, le coq gaulois, de taille variable en fonction du budget disponible, le casque Adrian, dérivé de la bourguignotte médiévale, la Mère Patrie, portant la palme ou recueillant le dernier soupir, la République avec ses déclinaisons mammaires, découvrant tantôt le droit, tantôt le gauche, parfois les deux, en fonction de l’orientation de la municipalité ayant présidé à l’érection.
L’inventivité tutoie le grandiose dès qu’il s’agit de la représentation de guerriers: la Sentinelle au garde à vous éternel, menton en avant, regard fixé sur la ligne bleue du café-tabac d’en face, le Fauché-dans-sa-course, avec les différentes phases du fléchissement des membres inférieurs, le Fantassin-qui-porte-sa-main-à-son-cœur-et-s’affaisse, le Montant-à-l’assaut, baïonnette au canon, pour piquer la tripe de l’ignoble Céféro, ce soldat qu’on entend mugir dans nos campagnes.
Et tous les thèmes n’ont pas été exploités. Certes, il est aisé de comprendre pourquoi les MAM de nos cités ne mettent en valeur que des troupes à pied faisant ainsi l’économie du bronze du cheval.Il faut donc renoncer au dragon à crinière, au cuirassier sabre au clair, au hussard blessé. Au reste, la cavalerie, corps aristocratique, cadre mal avec le côté républicain populaire du MAM . Et le soldat représenté n’est jamais officier. Les postures martiales étant privilégiées, ont été oubliés le poilu des transmissions, tenant sa ligne téléphonique à deux mains, le pompier brandissant sa lance, le cuistot, trimballant son bouthéon de rata, le sapeur et sans reproche. Rejetant la fibre cocardière, certaines municipalités ont préféré souligner les drames nés des combats par un cortège de veuves et d’ orphelins, quelques unes sont allées jusqu’au MAM résolument pacifiste.
L’activité statuaire a connu son apogée dans les suites immédiates du premier conflit mondial, dénommé par les optimistes la Der des Der, avec plus de 35.000 MAM érigés.
Les morts des guerres suivantes ont été ajoutés, en surnuméraires, sur des endroits restés inoccupés, ou, faute de place, des plaques vissées sur le socle. De même qu’il existe toujours un ministère des Anciens combattants, désormais chargé, en plus, de la Mémoire, l’activité statuaire persiste.
Dernière création, la réalisation commémorant les militaires tombés en opérations extérieures depuis 1963. Le Président François Hollande en posa la première pierre, le Président Emmanuel Macron l’inaugura le 11 novembre 2019, parc André Citroën (Paris 15e).
Elle représente six troufions en battle dress, semblant porter un cercueil invisible. L’ensemble (ci-contre) s’avère irréprochable du point de vue de la rectitude politique en usage : sont respectées les diversités de genres et d’ethnicités. Y compris celle des couvre-chefs, képi, béret, casquette, calot, tricorne, sans oublier le bâchi à pompon du marin. Toutefois, la professionnalisation a changé l’esprit de la démarche statuaire initiale. Avec l’armée de métier, plus de héros tombés au champ d’honneur, mais des accidentés du travail.
Jean-Paul Demarez
L’image d’ouverture représente le monument aux mors de Ault (Somme), livré en 1921 par le sculpteur Paul Landowski , une vingtaine de commandes à son actif dans ce domaine.(crédit: PHB)
Merci pour ce papier sur un sujet dont on parle peu, les monuments aux morts n’attirant plus guère notre attention. Pierre Lemaitre en avait fait, non sans humour, le sujet de son excellent roman « Au revoir là-haut », Prix Goncourt 2013, autour d’ une arnaque de commandes non honorées.
Savoureux article, qui aurait enchanté l’artiste Robert Filliou, inventeur du projet COMMEMOR (Commission Mixte d’Échange de Monuments aux Morts) : il proposait que des pays ennemis échangent leurs monuments aux morts, plutôt que de se faire la guerre.
Cet article plein d’humour est lui-même un monument !
« Accidentés du travail »…
ça n’empêche pas Macron Ier, roi des confineurs, (j’aimerais bien qu’il crée la trève des confineurs), de se délecter à faire des cérémonies aux Invalides à nos piou-pious tombés au pays des bou-bous…
Je trouve que l’exercice relève de la nécrophagie…
Un texte remarquable à bien des points de vue. Derrière la perfection de l’écriture et l’ironie (ou plutôt la distanciation amusée), on sent, pardonnez moi, une vraie tendresse pour cette expression républicaine typique de notre Troisième République, une nostalgie évidente dans le drnier paragraphe qui est à lui seul un chef d’oeuvre.