Lorsqu’au mitan des années cinquante Yves Klein (1928-1962) se lance dans la production de peintures monochromes dont son célèbre bleu, anticipait-il sans le savoir l’aplatissement de la pensée qui gagne chaque jour du terrain? L’histoire de la peinture tendrait à démontrer en effet que la subtilité des tons qui trouva son apothéose dans le genre impressionniste aurait tendance à disparaître jusque dans les modes de pensées les plus récents. Pour le tenant d’un dogme quelconque, politique, écologique, religieux, culturel, rien n’est plus agaçant que celui qui relativise, celui qui voit des dégradés partout, des paliers polychromes. Aussi beau soit-il, le bleu panique de Yves Klein, déposé le 19 mai 1960 à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) a quelque chose d’objectivement totalitaire, préfigurant peut-être une redoutable uchronie sociétale si l’on veut bien excuser l’expression.
L’histoire nous le dira, sans doute à nos dépens. Mais si l’on suit ce raisonnement consistant à mettre en parallèle l’évolution de la peinture avec celle de la société, l’œuvre de Piet Mondrian (1872-1944) est intéressante à examiner. L’année dernière, le musée Marmottan Monet (1) avait organisé une exposition sur sa période figurative. On y comprenait mieux comment l’artiste avait progressivement quitté les berges de la représentation pour aborder les rivages de la géométrie métaphysique. Ce qui frappe dans ses plus célèbres peintures, c’est la juxtaposition de surfaces monochromes comme le jaune, le rouge ou le bleu. Il n’y a plus d’écart possible, pas d’entre-deux permis, pas la moindre ouverture vers la subtilité. Celles-là illustrent très bien les nouveaux débats sociétaux, composés des tenants du « pour » et des tenants du « contre » arcboutés sur leurs positions. En 2020, nous sommes obligés de choisir notre camp. Impossible d’avoir le cœur à gauche, le portefeuille à droite, de disposer à la fois d’un vélo et d’une voiture ou de ne pas épouser totalement, aveuglément la doxa écologique. Tout questionnement est suspect. Celui qui s’interroge est un ennemi. Celui qui doute est un profane, un mécréant. Il faudrait se situer immanquablement dans le rectangle rouge, le jaune ou le bleu et invectiver ses voisins sous la bannière d’autres coloris dans le marécage des réseaux sociaux. Incidemment, Mondrian avait banni le vert.
Raoul Dufy (1877-1953) quant à lui, était le peintre du bonheur. Il n’était pas transgressif. Quand il a réalisé sa « Vie en rose » en 1931, il a démultiplié justement les possibilités de son projet avec une inspiration et un nuancier sans limites. Lorsqu’il achève « L’atelier de l’impasse Guelma » en 1935 (détail ci-contre) non seulement il fait foisonner les variations mais les traits ne sont pas nets. Son pinceau trouve là à exprimer tout son génie suggestif. Toute radicalité est évacuée. Comme son collègue et contemporain Albert Marquet (1875-1947) il invente et transpose le bonheur sur la toile, exhaussant les mille subtilités d’un ciel, de la mer, d’une plage. Leur peinture est le symétrique opposé du dogme, du « circulez il n’y a rien à voir », du « si vous ne pensez pas exactement comme je l’ai dit, vous êtes un dangereux imbécile ».
L’histoire de l’art offre ainsi à l’humanité la fascinante possibilité de mettre en évidence ce que nous avions de précieux et ce que nous risquons de perdre à courir après les néo-lunes. Jackson Pollock à ce titre avait semble-t-il anticipé l’avenir avec son « expressionnisme abstrait » et son graphisme en apparence désorganisé, symbolisant l’augmentation du désordre et peut-être précisément, l’explosion des dogmes dans lesquels nous sommes actuellement englués.
PHB
(1) Relire « Mondrian Figuratif »
Cher Philippe,
vous avez trouvé là un sujet qui pourrait donner une fable ou un conte métaphorique définissant l’époque : la guerre des couleurs. Ryman contre Soulages, Klein contre Rothko…
A celui qui veut le loisir de faire s’affronter le rouge contre le bleu ou le carré contre le cercle !
Cette intuition est bien intéressante, mériterait une étude approfondie. Vaut-elle en littérature, où l’on constate à première vue un émiettement des styles, et, peut-être aussi, un affadissement de la nuance? Cela donne à réfléchir, et ce n’est pas rien…
Très bon sujet de réflexion, commme toujours, dans les Soirées de Paris ! Merci !
L’œuvre de Klein ne se limite pas à son bleu. D’autres expériences sont à son actif.
Mais on n’a pour l’essentiel retenu que le bleu. Était ce une façon d’explorer une Soumission à l’absolutisme de l’uniformité. Sous-maître, une expression d’actualité !
Merci pour cette réflexion