Pablo et les « archives de la Terreur »

Comment se retrouve-t-on à 26 ans à Asuncion, capitale du Paraguay, pour mener une enquête sans fin sur les quatre tonnes et demi de ces «archives de la Terreur» découvertes en 1992 par Doctor Martin Amalda ?
Peut-être parce deux jours avant sa naissance, sa mère, qui souhaitait une petite fille, avait rêvé qu’elle allait avoir un petit garçon prénommé Pablo ?
Peut-être parce que lors de ses années à l’université londoniennes de Greenwich, Pablo recueillit un jour les confidences d’une professeure ayant travaillé au cabinet de Kissinger? Peut-être parce que sa professeure évoqua à demi-mot, devant quelques élèves, une certaine réunion de diplomates US déterminant leur stratégie d’appui à la dictature chilienne de Pinochet, et prononça ces mots mystérieux «Opération Condor» ?

Peut-être parce qu’ensuite, tout en vantant les vins de Bourgogne pour la société «Made in mouth», Pablo s’engagea parmi les volontaires de l’ONG avignonnaise «Graines d’énergies», et qu’il fit pour cette dernière une première incursion au Paraguay ?
Peut-être parce que lors de ce premier séjour, sa rencontre fortuite au domicile du Doctor Amalda s’était soldé par des heures de conversation sur les rapaces andins et le vol du condor, scellant une fascination mutuelle ?
En tout cas, de retour au pays, Pablo Daniel Magee passa les deux années suivantes à amasser un petit pécule afin de retourner au Paraguay.

Le voilà donc à pied d’œuvre en 2012. Avec près de cinq tonnes d’archives devant lui, et une relation complexe à établir avec cet homme qui a passé mille jours dans les geôles du dictateur local, le général Stroessner. Un jour, raconte Pablo, lorsque leur relation sera bien établie, il osera poser la question à l’ami Amalda, qui lui avouera avoir dénoncé des opposants (plus ou moins imaginaires) pour parvenir à s’échapper vers le Panama et demander l’asile en France. Mais pendant ses dix années à l’UNESCO comme expert international, il n’oubliera ni ses trois années de tortures ni ses frères de combat. C’est ainsi que revenu au pays, il découvrira un jour de 1992, in extremis, ces «archives de la Terreur» enfouies dans un bâtiment périphérique de la police, que cette dernière s’apprêtait à détruire.
Année après année, Pablo s’immerge, s’enfonce dans l’histoire de ce pays et dans cette incroyable accumulation de rapports de police top secret. Chaque opposant, réel ou supposé, chaque arrestation, chaque acte de torture est répertorié. Comment résister à cette immersion, à cette accumulation d’horreurs ? Sans doute en épousant une Uruguayenne avocate à la Cour Suprême, qui devra démissionner. Tous deux seront mis sur écoutes et surveillés, mais ils refuseront la protection policière offerte par l’ambassade de France. Même quand leur fils naîtra.

Il y avait tant de choses à analyser et à connaître, tant de gens, de pays et de continents étaient impliqués. Le moment venu de raconter, Pablo prendra comme fil conducteur, au sens le plus littéral, l’odyssée de l’ami Amalda, adoptant une approche littéraire plutôt surprenante.
Nous allons tout savoir sur Doctor Amalda, depuis son enfance à Puerto Sastre, petite ville industrielle du nord du pays, dans la région du Chaco, le long du fleuve Paraguay. Nous allons tout savoir sur ce petit pays que nous connaissons mal en Europe, à commencer par le fait que plus d’un siècle plus tôt, le premier président de la République, Carlos Antonio Lopez, transmit le pouvoir à son fils :
«Ceux dont la parole créent l’Histoire racontent que ledit fils, le célèbre maréchal Lopez, refusa héroïquement de se soumettre aux exigences économiques de la couronne britannique et que le 1er mars 1870, sur la plaine de Cerro Cora, il hurla «Je meurs avec ma patrie !», juste avant d’être assassiné par les troupes de Louis Philippe Gaston d’Orléans, comte d’Eu, gendre de Pedro II du Brésil, au terme de la guerre de la Triple Alliance».

Plus d’un siècle plus tard, pour Pablo dans les pas de Martin, l’histoire de tous les jours continue à se vivre sur fond d’Histoire et d’incessants coups d’État dans l’ensemble de l’Amérique latine : coup d’État portant au pouvoir au Paraguay, en 1954, le général Stroessner s’appuyant sur le parti Colorado (lors de sa visite d’État, Nixon le baptisera «Our man in Paraguay») ; révolution cubaine assurant le régime de Castro en 1959 ; dictature militaire en Bolivie depuis 1964 ; dictature militaire au Brésil à partir de 1967 ; dictature militaire en Uruguay depuis le coup d’État du 27 juin 1973 ; bientôt le général Pinochet renversera Allende au Chili en septembre 1973.
Le régime du dictateur paraguayen ne voit pas d’un bon œil l’institut d’études Alberdi, fondé en 1959 par Martin Amalda et sa femme Celestina à San Lorenzo, à une dizaine de kilomètres de la capitale. Il y règne une atmosphère un peu trop progressiste, et le séjour de deux ans du directeur dans une université argentine n’a rien arrangé. Car son doctorat inclut des informations sur une certaine «opération Camelot» à l’initiative de l’armée américaine en 1964.

Le ton du livre change, et se fait plus sobre et factuel, pour raconter l’arrestation du Doctor Amalda en décembre 1974, et le début de mille jours de torture. Comment survit-on à mille jours de torture ? Quelques jours après le début de son martyr, sa femme Celestina, son âme sœur, mourra d’une crise cardiaque, le médecin ayant refusé de la soigner (Créée par son mari, «La Fondation Celestina» œuvre pour la mémoire de la justice.).
L’opération Condor fait son apparition dans le livre page 201. Amalda est prisonnier depuis plus d’un an lorsqu’un compagnon de cellule occasionnel, le colonel déchu Corrales, prononce ces deux mots, évoquant «Une opération top secrète imaginée par le général Pinochet et le général Contreras, le chef de la Dina, les services secrets chiliens.» Le colonel déchu explique à voix basse : «Au Panama, Doctor Amalda, il y a ce qu’on appelle l’École des Amériques. Les Yankees l’ont ouverte après la seconde guerre mondiale, à l’aube de la Guerre froide, pour former la police et les militaires d’élite de notre continent à leurs méthodes et, ainsi, nous intégrer au bloc idéologique américain dans le cadre de leur logique de guerre froide.»
Tout cela, poursuit le colonel, remonte à une vingtaine d’années, et implique la collaboration des services secrets, dont celle de la CIA, mais «le colonel Contreras est devenu fou ! En somme, l’opération Condor détourne les armes que les Yankees nous ont données pour renforcer par la terreur les régimes de la région, y compris contre les Etats-Unis». Le mystérieux colonel a encore le temps d’ajouter que le renseignement extérieur de la France et de l’Allemagne sont impliqués, avant d’être emmené hors de la cellule.

Pablo Daniel Magee, photo: Yasmine Ferhat

Doctor Amalda se jure de tout révéler s’il parvient à survivre, miracle rendu possible avec l’aide matérielle et les incessantes campagnes menées par le Comité inter-Églises, la Croix Rouge et Amnesty international en faveur de ce célèbre intellectuel. Il est libéré le 3 décembre 1977. Il arrive donc en France via le Panama et devient expert international à l’UNESCO. Il pourra enfin revenir chez lui en 1992, le terrible Stroessner ayant été renversé par un coup d’État le 3 février 1989, après 35 ans de dictature. Et l’année de son retour, raconte Pablo suivant pas à pas Amalda dans Asuncion, l’ancien prisonnier découvrira dans une annexe éloignée de la police quatre tonnes et demi de cartons, ces «archives de la Terreur» liées à l’opération Condor, en passe d’être détruites.
En 2002, le docteur Martin Amalda sera nommé lauréat du prix Nobel alternatif de la paix. «En 2009, conclut Pablo, ce que les journalistes surnomment les archives de la Terreur seront inscrites au programme « Mémoire du monde » de l’UNESCO en tant qu’elles sont les seules archives intégrales au monde d’une dictature, assurant à jamais la préservation du fruit de sa lutte pour la justice.»

 

Lise Bloch-Morhange

« Opération Condor »
« Un homme face à la terreur en Amérique Latine » Pablo Daniel Magee, éditions Saint-Simon, 22 euros

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