Les écrivains (et les cinéastes) américains savent admirablement romancer l’Histoire avec un grand H. Ainsi Thomas Mullen a-t-il reçu le James Feminore Cooper Prize de la fiction historique dès son premier opus «The Last Town on Earth» en 2007.
Ce fils de la Côte Est, né à Providence, Rhode Island, 46 ans, s’est ensuite lancé, à partir de 2016, dans une série policière couvrant un aspect peu connu de l’histoire de la ségrégation américaine. Cette saga en quatre volumes résonne très fort dans le contexte actuel du «Black Lives Matter», si bien que le premier tome de la série, «Darktown», vient d’être réédité.
«Darktown» se déroule très précisément en 1948 à Atlanta, capitale de l’État du sud de Géorgie : «Atlanta, Géorgie, 1948. Deux quartiers blancs contre deux noirs, et un cinquième indécis. Combinaison de ville et de campagne, important nœud ferroviaire, Atlanta avait vu son industrie et son commerce se développer durant la Seconde guerre mondiale. À la fin des hostilités, usines textiles et gares de triage continuèrent de tourner à plein rendement, car les Américains rêvaient désormais de nouveaux vêtements, de machines à laver, d’automobiles, et le Sud fournissait une main d’œuvre bon marché et non syndiquée.»
Les années de guerre ont aussi marqué l’un des personnages, l’agent Tommy Smith, revenu médaillé des champs d’opération européens. Il fait équipe avec son collègue Lucius Boggs parmi les huit premiers «policiers nègres» recrutés par la police municipale sur ordre de la ville. Les huit «officiers nègres» de l’APD (Atlanta Police Department) ont tout juste le droit de porter un uniforme et un révolver «défensif», et de patrouiller au cœur des quartiers noirs à pied dans la terrible chaleur et moiteur du Sud. Pas question de véhicule de service, pas question d’arrêter un suspect, pas question d’enquêter, juste remettre un peu d’ordre dans les querelles de famille ou de bistrot.
Et pas question de partager les locaux des policiers Blancs : ils sont relégués au sous-sol insalubre d’un local du YMCA. Alors que jamais un Noir ne doit croiser le regard d’un Blanc ou lui tenir tête, comment vont faire les huit de l’APD à la peau noire pour se faire respecter ?
Même s’ils savent qu’ils vont se trouver sans cesse en butte aux insultes et à la brutalité de leurs collègues Blancs (voire pire), Smith et Boggs se sentent pourtant investis d’une véritable mission au sein de leur communauté, puisqu’ils symbolisent une grande première dans l’histoire de la ségrégation. Au début, ils veulent y croire.
Leur duo repose sur deux personnalités contrastées : Boggs est le fils d’un puissant pasteur de la communauté noire, héritage qui pèse de tout son poids sur ses épaules. Non seulement son père ne lui pardonne pas (bien que pasteur !) de ne pas avoir choisi de lui succéder, mais Lucius lui-même se demande sans cesse dans quoi il s’est embarqué. C’est peu dire qu’il va se retrouver dans des situations mettant à mal son éducation pastorale.
Son co-équipier Tommy Smith, lui, n’a pas de ces scrupules, car ayant sauvé sa peau sur les champs de bataille, il en est revenu très confiant dans sa force physique et sa rapidité d’action. Opposition classique et nuancée entre l’intello et l’impétueux.
En écrivain de talent, Mullen ne sacrifie pas la peinture d’époque aux personnages et réciproquement. Dès les premières pages, on ressent l’insupportable moiteur ambiante et la peur incessante qui habite non seulement Boggs et Smith mais toute leur communauté. L’histoire commence vers minuit à Darktown, au cours d’une ronde de nuit de Lucius et Tommy, lorsqu’une voiture emboutit un réverbère. Rien de plus banal, direz-vous.
Mais ce n’est pas si banal, car ces réverbères viennent d’être installés sur Auburn Avenue il y a quelques mois, après des années de tractation, et la communauté noire les révère comme une sorte de miracle.
Ce qui n’est pas banal non plus est que la voiture est une Buick blanche conduite par un Blanc :
«On voyait rarement des Blancs à Sweet Auburn, le quartier noir le plus huppé d’Atlanta – voire du monde, claironnaient certains vantards. Ceux qui cherchaient des putes et des tripots allaient plutôt sur Decatur Street, près de la voie de chemin de fer, cinq cent mètres plus au sud, ou dans d’autres zones surveillées par des flics de couleur.»
Boggs ose demander au chauffeur puant l’alcool les papiers du véhicule et son permis de conduire. Il le demandera à cinq reprises, avec une rage et une honte croissantes, tandis que Smith, de l’autre côté de la voiture, observe la passagère qui lève une seconde les yeux vers lui, juste le temps qu’il puisse noter : une vingtaine d’années, la peau café au lait, la bouche boursouflée.
La Buick repart. Commentaire de Smith : «Arrêtez-vous ou j’appelle les vrais flics » soupira-t-il en imitant son équipier. Marrant, hein, ça marche pas. »
Entre en scène le second duo de l’affaire, un duo de Blancs, l’agent Lionel Dunlow et Denny Rakestraw dit Rake. Un duo mal assorti, celui-là. Le jeune Rake, la trentaine, revenant lui aussi d’un «séjour» en Europe, est de plus en plus dégoûté par les passages à tabac que son partenaire, quadragénaire bedonnant amateur de pots de vin, fait constamment subir aux Noirs qu’il suspecte de divers trafics. Ce qu’il fait précisément en ce moment, avant d’être appelé par le central qui par miracle, a relayé l’appel de Boggs.
Les quatre se retrouvent donc peu après minuit autour de la Buick blanche. Dunlow va prendre les choses en main, c’est-à-dire renvoyer illico les collègues «nègres» à leur zone habituelle, et laisser le chauffeur de la Buick repartir sans la moindre contravention.
Mais Smith a bien vu la passagère qui a réussi à s’enfuir à un stop. La passagère à la lèvre boursouflée, qu’on va bientôt découvrir sur un tas de détritus, tuée de deux balles au cœur. Bien entendu il leur est interdit d’enquêter, mais cette fois, ils n’en peuvent plus de leur rôle de marionnette, et les quatre vont se retrouver embarqués dans un imbroglio meurtrier où chacun va tester ses limites.
Thomas Mullen a poursuivi la chronique de ces années mal connues de la ségrégation américaine par «Lightning Men» puis «Temps Noir», traduit cette année, tout comme «Darktown» chez Rivages Noir. Rien de mieux pour comprendre le mouvement « -Black Lives Matter -» de l’intérieur, en chair et en os, pourrait-on dire. Alors même que se réclamant de ce mouvement, 400 salariés (sur 1800) de «La Grande Boutique» (dixit Verdi) viennent de publier un manifeste intitulé «De la question raciale à l’Opéra national de Paris», révélé en septembre dernier.
Lise Bloch-Morhange