Ce ne sont certainement pas elles qui vont entrer dans le débat et tempêter pour imposer «écrivaine», «auteure» ou «autrice» quand on désigne une femme de lettres. Pour elles, l’important n’est pas là. En matière de littérature, l’important est que le texte proposé soit d’une belle écriture, que le contenu soit de qualité. Il faut aussi que l’ouvrage soit d’une typographie soignée et qu’il soit agrémenté d’illustrations originales de grands artistes. Bref, le livre doit pouvoir être considéré en lui-même comme une œuvre d’art.
“Elles“, ce sont les membres d’une association française exclusivement féminine qui fêtera son centième anniversaire dans quelques années : « Les Cent Une », société de femmes bibliophiles qui, pour la première fois, a eu l’honneur d’être invitée au Grand Palais, à Paris, à l’occasion du Salon du livre rare.
Comme souvent, c’est par une anecdote que commence l’histoire. Au XIXe siècle, de nombreuses sociétés de bibliophiles virent le jour en Europe, principalement en France. La plupart étaient totalement ou essentiellement masculines. L’une des plus réputées était « Les Cent Bibliophiles » (aujourd’hui disparue). Avec autant de candeur que d’aplomb, la princesse Zinaïda Schakowskoy, intellectuelle avant-gardiste née à Moscou au début du siècle, demanda au cours d’un repas : « Il n’y a pas de dames » ? Une question pour le moins incongrue à une époque où les dames étaient cantonnées aux… travaux de dames. Pour ces messieurs, elles n’avaient aucune des qualités requises, et d’ailleurs, le sujet ne pouvait les intéresser. On opposa à la princesse un petit sourire narquois. « Un peu froissée, lit-on dans les archives de la société, la princesse déclara qu’elle fonderait une société de femmes bibliophiles ». Les messieurs doutèrent qu’on puisse trouver beaucoup de femmes intéressées par le sujet.
« J’en trouverai non cent, mais cent une, 101 étant un des rares nombres à se mettre au féminin », rétorqua sans se démonter la princesse slave.
Le chiffre fut atteint en quelques mois. « Les Cent une » naissaient en 1926, selon les mêmes principes que les autres sociétés de bibliophilies, dont certaines subsistent encore aujourd’hui. Le but était de faire connaître des ouvrages rares ou inédits et surtout de publier des livres d’auteurs français ou étrangers agrémentés de gravures ou de dessins d’artistes contemporains. À raison d’une publication tous les deux ans, la société sortira l’an prochain son cinquantième ouvrage. Il s’agira d’un texte de Patrick de Carolis sur sa ville d’Arles avec des gravures d’Erik Desmazières. Le précédent ouvrage, en 2019, était un recueil des fables d’Esope illustré par l’artiste sètois Hervé di Rosa.
La collection avait débuté en 1927 avec “Suzanne et le Pacifique“ de Jean Giraudoux, illustré de burins de Jean-Emile Laboureur, rapidement devenu objet de convoitise pour les collectionneurs. Dans la liste des auteurs publiés, on notera des noms connus ou très connus, anciens ou contemporains (Baudelaire, Rimbaud, Tolstoï, Proust, Cocteau
Yourcenar, Boris Vian, Michel Tournier…). Quant aux artistes ils ont pour nom Derain, Lurçat, Masson, Dali, la graveuse française Nathalie Grall, le dessinateur belge François Schuiten, le photographe Antoine Poupel, le peintre Claude Viallat, etc. A noter une édition d’Alcools en 1986 (Apollinaire), avec des gravures de Lil Michaelis.
La société vit uniquement de ses cotisations (270 euros annuels outre le droit d’entrée de 80 euros), chaque membre recevant tous les deux ans, l’un des 125 exemplaires de l’ouvrage publié. Quant au choix des livres il résulte de discussions entre les sociétaires, de rencontres, de connaissances. « Ce n’est pas formel » dit la présidente Catherine de Vasselot qui note une grande différence de comportement entre auteurs (trices) et illustrateurs (trices) : « Curieusement les artistes se montrent souvent très enthousiastes à l’idée d’illustrer un texte littéraire. Ce n’est pas le cas pour les écrivains eux-mêmes dont beaucoup prétextent un manque de temps. »
Quoi qu’il en soit, dans le petit milieu de la bibliophilie, les « Cent une » sont respectées pour le sérieux de leur démarche et l’authenticité de leur passion. Si dans le contexte actuel, certains leur reprochent amicalement l’absence de parité (forcément !) elles répliquent que les maris peuvent assister aux assemblées générales… L’une d’elles ajoute cependant : « Je soupçonne certains maris d’inciter leur femme à nous rejoindre pour pouvoir acquérir nos publications ».
Gérard Goutierre
À signaler : à partir du 6 octobre, Bibliothèque de l’Arsenal à Paris
exposition sur les 200 ans de la société «Les Bibliophiles françois»
Belle histoire!
50 livres en 93 ans c’est très sélect, mais publier un personnage comme Patrick de Carolis dépare un peu l’aventure…