Avant qu’il ne devienne le célèbre et très mystérieux Lawrence d’Arabie, officier de liaison espion, défenseur des peuples arabes contre le Grand Turc de 1916 à 1918, Thomas Edward Lawrence devait passer ses vacances de l’été 1908 à parcourir la France du nord au sud pour voir de près ses châteaux et ses cathédrales du Moyen Âge. Il est alors étudiant au Jesus College d’Oxford, et le voilà qui enfourche sa bicyclette, seul, à vingt ans, et va comptabiliser 4000 kilomètres à la recherche des forteresses édifiées par Richard Cœur de Lion.
Me trouvant en Occitanie (nouvelle appellation du Languedoc-Roussillon) début septembre, je suis partie à mon tour sur ses traces, choisissant deux étapes, l’une très connue, l’autre beaucoup moins. Et pourtant l’abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard est une merveille romane remontant, semble-t-il, au deuxième tiers du XIIème siècle : inscription à la première liste des Monuments historiques en 1840, façade inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco au titre d’étape sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle.
Précision : une abbatiale, de l’araméen «abba», père, désigne l’église principale d’un monastère où siège un abbé. Et même si la communauté monastique fut dissoute dès 1538, l’église de Saint-Gilles a conservé son titre d’autrefois rappelant le fait qu’elle fut au XIIème siècle un des plus importants lieux de pèlerinage, et son sanctuaire, dit-on, le plus fréquenté d’Europe. De quoi intéresser le jeune Lawrence…
L’arrivée sur la place bien cachée au cœur de la vieille ville est saisissante, d’autant que cette place est de dimensions et d’allure modestes par rapport au majestueux escalier menant au triple porche (image ci-dessus), le porche central étant encadré de deux portails plus petits, le tout s’étendant sur 33 mètres de façade. Les tours n’existent pratiquement plus, ce qui accentue l’aspect horizontal très théâtral, rythmé par des colonnes corinthiennes. Les sculpteurs de l’époque se sont surpassés: sur la frise supérieure, les tympans et le soubassement, des scènes innombrables évoquent aussi bien le Nouveau Testament que les douze apôtres ou le terrifiant bestiaire en vogue à l’époque. On peut passer des heures à déchiffrer ce véritable «livre de pierre» destiné aux illettrés.
À l’intérieur de l’église actuelle, aménagée après des destructions dues aux guerres de religion au XVIIème siècle, la nef de l’abbatiale romane, atteignant 95 mètres de long sur 33 de large, demeure un chef d’œuvre, avec ses plus hautes voutes en ogive de 16 mètres de haut.
Mais le plus étonnant est l’église inférieure, cette crypte rigoureusement bâtie sur le niveau supérieur à la demande des moines voulant se la réserver. À ce niveau d’une dimension rare, on retrouve diverses traces du culte de Saint Gilles, légende forgée par les moines vers l’an mil pour asseoir la célébrité du lieu. En particulier le (soi-disant) tombeau de Saint Gilles, ou celui portant cette inscription : «Tombeau du bienheureux Pierre de Castelnau Cistercien de Fontfroide Légat du Pape Innocent III Assassiné à St Gilles le 14 janvier 1208. Cette mort violente, attribuée au Comte de Toulouse, est, pour une part, à l’origine de la Croisade contre les albigeois». Épisode complexe qui permettra in fine au roi de France d’annexer le Languedoc.
En passant à Saint-Gilles-du-Gard, Young Lawrence s’est-il intéressé à cet épisode, lui qui était dit-on féru d’Histoire ? En tout cas, il s’est certainement penché sur le sort des protestants à Aigues-Mortes où je me suis rendue ensuite sur ses pas.
Quel choc de se retrouver plongée dans le «tourisme de masse» et l’opulence touristique, après le triste aspect de la ville de Saint-Gilles et ses quelques visiteurs égarés sur le parvis. Évidemment, dès le premier coup d’œil, on saisit pourquoi les foules d’estivants avides de boutiques de souvenirs font de cette cité fortifiée, une des plus belles de France, un lieu hautement recherché.
Ces magnifiques remparts (ci-contre) étaient-ils aussi flamboyants lorsque le jeune étudiant d’Oxford vint les contempler ? Probablement, car même aujourd’hui, ils sont quasi intacts depuis le Moyen Age.
On peut commencer la visite par la tour de Constance, achevée en 1248, seul vestige du château construit par Louis IX. Car on doit la naissance d’Aigues-Mortes au futur Saint Louis, désirant judicieusement posséder un port ouvert sur la Méditerranée. Il fit prolonger la cité élevée sur un lido marécageux par des canaux vers la mer, Arles et Montpellier. Et c’est de là qu’il partit pour les deux dernières croisades, en 1248 puis en 1270.
Ses successeurs poursuivirent son œuvre en bâtissant quelque 1640 mètres de fortifications tout autour de la cité, en deux vagues de construction : la première sous Philippe III le Hardi, la seconde sous Philippe IV le Bel, Aigues-Mortes demeurant à partir de 1278 l’unique porte du royaume au Sud, jusqu’à ce que Marseille la supplante en 1481, lorsque du rattachement de la Provence à la France.
La visite des 1640 mètres de remparts dure près d’une heure trente, selon le temps passé dans les différentes tours et portes jalonnant le parcours. : porte de la Gardette, de la Marine, des Galions, des Moulins, tour de Villeneuve. Tout le long des remparts, la vue vers la droite sur les toits de larges tuiles romaines, les belles bâtisses, les jardins secrets et les rues impeccables comme on en voit rarement me serrait un peu le cœur à la pensée des ruelles si négligées de Saint-Gilles… En se penchant un peu à l’extérieur, on aperçoit les fameux Salins du Midi, couleur de flamant rose à cette saison.
On apprend aussi qu’après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, Aigues-Mortes, ex cité protestante, devait transformer ses tours en prison pour Huguenots. Ce que le Young Lawrence n’a pu ignorer, lui l’étudiant en histoire, mais a-t-il entendu parler du massacre des Italiens survenu les 16 et 17 août 1893 ? Ce fut une des premières manifestations anti immigrés, les villageois et ouvriers français se soulevant contre les «ritals» des Salins du Midi.
Parions que le futur auteur des «Sept piliers de la sagesse» avait bien autre chose en tête, puisque dès l’année suivante, il poursuivrait son périple au Liban et en Syrie pour pouvoir achever son mémoire sur L’Influence des croisades sur l’architecture militaire européenne à la fin du xiie siècle, obtenu avec mention paraît-il.
Et s’il faut en croire l’historien Guy Penaud, ce serait en contemplant les murailles d’Aigues-Mortes que le futur Lawrence d’Arabie aurait senti naitre son désir d’Orient, adressant ces lignes à sa famille : « J’ai senti que j’avais atteint le chemin qui mène à l’Orient mythique la Grèce, Carthage, l’Egypte, la Syrie. Les voilà ! Tous presque à portée de main. Il faudra que je revienne ici et que j’aille encore plus loin. »
Nul doute que l’on ne trouve son œuvre maîtresse, «Les Sept Piliers de la Sagesse», dans la toute nouvelle librairie de Pont-Saint-Esprit, appelée «Le chant de la terre» en hommage à Mahler, tout simplement. Une nouvelle librairie de 500 mètres carrés dans une petite ville de quelque 10 000 habitants du fin fond du Gard, voilà qui aurait réjoui Young Lawrence !
Lise Bloch-Morhange
Merci pour ce beau texte où l’on découvre certains aspects du parcours de Lawrence d’Arabie en même temps que les beaux lieux qui l’ont inspiré. En septembre 2019 je suis allée en Jordanie et bien sûr j’ai séjourné dans le désert du Wadi Rum où son ombre plane partout (train à vapeur, source de L. maison de L. etc.) soigneusement entretenue à des desseins touristiques… Mais quoi qu’il en soit la grandiloquence et l’esprit aventureux de cet homme y sont palpables. Et je veux bien croire que la halte qu’il fit en Camargue à l’été 1908 ait pu « faire naître son désir d’Orient » tellement Aigues Mortes pourrait passer pour une cité d’Orient avec ses murs crénelés et ses quinze grosses tours. On rapporte d’ailleurs que Philipe le Hardi quand il a entrepris de faire construire ses remparts aurait été inspiré par ceux de Damiette et de Jérusalem.
Merci de ce joli et passionnant commentaire.