Avez-vous remarqué que la mystérieuse expression «cancel culture» commence à envahir les journaux et médias français, alors que ce mouvement est déjà bien implanté aux États-Unis ? Difficilement traduisible en français, l’expression signifie littéralement «la culture de l’annulation». On pourrait aussi la traduire, selon les cas, par culture du boycott, de l’humiliation publique, de l’interpellation, de la dénonciation, de l’antiracisme. Du pur Philip Roth, mais pour de vrai !
Plus question de plaisanter : il s’agit de mettre en cause publiquement telle ou tel responsable en l’accusant de racisme, ou d’une forme de racisme, dans le cadre ses fonctions. On procède par attaques coordonnées, généralement en ligne, surtout sur Twitter, pour déstabiliser quelqu’un et lui faire perdre éventuellement son job, mais pas toujours. Il importe avant tout de le stigmatiser, de révéler un racisme anti-minorités plus ou moins latent.
Surfant sur la vague du «#MeToo», le mouvement viendrait de militants de la nouvelle gauche antiraciste, et il s’étend à toute allure depuis l’assassinat de George Floyd le 24 mai dernier, relançant le mouvement «Black Lives Matter» fondé en 2013 par la communauté afro-américaine.
Il faut bien saisir le contexte, car le monde a changé : il n’est plus possible, pour un policier blanc, d’étouffer un citoyen noir en le maintenant à terre avec son genou pendant dix minutes jusqu’à ce que mort s’ensuive, sans qu’un passant filme la scène et que la vidéo devienne «virale» comme on dit, c’est-à-dire relayée dans le monde entier.
Voir ensuite des policiers blancs s’agenouiller devant des manifestants Noirs ou Blancs n’a pu que stupéfier l’Amérique entière, exacerbant les tensions avec les citoyens les plus fascisants, Ku Klux Klan et autres.
Il y eut ensuite le déboulonnement mondial des statues d’anciens esclavagistes ou négriers aux États-Unis (y compris, à Boston, le déménagement programmé de celle d’Abraham Lincoln avec un esclave noir à ses pieds, lui qui avait aboli l’esclavage), comme en Angleterre ou en Hollande. Sans oublier chez nous la mise en cause de notre Colbert installé devant l’Assemblée nationale, accusé d’avoir promulgué le «Code noir» sous Louis XIV. Je ne sais pas si ma mémoire me trahit, mais je n’ai aucun souvenir d’avoir entendu parler de ce code au lycée…
Depuis l’assassinat de George Floyd, la «cancel culture» se généralise alors que manifestations et émeutes antiracistes se poursuivent dans toute l’Amérique, et que la gestion épouvantable du coronavirus par le président Trump a particulièrement touché la communauté afro-américaine.
«L’annulation» a notamment fait des ravages au sein de la rédaction des plus grands journaux US, dont le «New York Times», si bien que cinq intellectuels, dont le journaliste Thomas Chatterton Williams, ont publié une tribune contre elle début juillet dans «Harper’s Magazine», relayée partout dans le monde. Quelque 150 journalistes, écrivains et artistes (de Salman Rushdie à Wynton Marsalis) se sont associés à leur protestation contre cette injonction à faire taire toute voix discordante, c’est dire si le débat fait rage.
Il est aussi un milieu particulièrement touché, celui des grands musées, d’un bout à l’autre du pays. D’après une enquête du «Monde Magazine» du 15 août dernier, la liste des responsables culturels congédiés est tout simplement affolante, par exemple : « Le conservateur star du MoMa de San Francisco Garry Garrels, a été prié, du jour au lendemain, de remettre les clés de son bureau. Son crime ? Avoir déclaré en janvier dernier, lors d’un comité d’acquisition, qu’il continuerait à acheter des artistes blancs pour ne pas faire de -discrimination inversée-« . Fatale maladresse, car l’expression est utilisée par les suprémacistes blancs.
Tandis qu’un groupe d’employés du MoMa, du Guggenheim et du Metropolitan Museum ont publié une lettre ouverte fustigeant «les inégalités salariales, le manque de reconnaissance des personnes noires et de couleur». En effet : une étude soulignait qu’en 2015 aux États-Unis «seulement 4% des directeurs, conservateurs ou médiateurs étaient afro-américains, alors que les Noirs représentent un quart de la population américaine». Et chez nous, quelles sont les statistiques ?
Ainsi, aux États-Unis, les voix sont bien entendu partagées quant aux mérites de la «cancel culture». Est-ce la bonne réponse, ou une bonne réponse, à la discrimination rampante ? S’agirait-il d’un maccarthysme de gauche, comme le proclame l’historien Mark Lila ? Ferait-elle plus de mal que de bien aux minorités, comme le pense Thomas Chatterton Williams ?
Difficile de trancher dans un pays où les forces en présence sont d’une telle violence, exploitée par un président en campagne électorale qui n’a cessé de dresser les uns contre les autres durant sa mandature.
Comme si l’assassinat en direct de George Floyd n’avait pas suffi, voilà que dans la petite ville de Kenosha, dans le Wisconsin, lors de la journée du 23 août dernier, un policier blanc a tiré sept fois dans le dos de Jacob Blake, Afro-Américain de 29 ans, en train d’ouvrir la portière de sa voiture (la police avait été appelée pour une altercation familiale). Sept fois, comme on a pu le voir sur la vidéo virale, ce n’est plus une bavure, c’est une exécution. Les deux policiers sont pour le moment simplement suspendus.
Et le gouverneur démocrate de l’état du Wisconsin Tony Evers a déclaré : «Ce que nous avons vu ces dernières nuits et de nombreux soirs cette année est l’expression de la douleur, l’angoisse et l’épuisement d’être Noir dans notre État et notre pays», a-t-il ajouté. Et ce n’est pas un Noir… Que dirait-il de la «cancel culture» ?
Juste après cet épisode, deux jours plus tard, lors de manifestations antiracistes à Kenosha, une vidéo virale nous a montré un jeune Blanc de 17 ans brandissant son fusil mitrailleur et tirant à tout va. Bilan : deux morts et un blessé grave parmi les manifestants. Ce gosse est membre de l’extrême droite et partisan affiché de Trump. Comme on le sait, dans l’Amérique trumpienne, pas question de réduire le droit aux armes, la puissante NRA (National Riffle Association fondée en 1871) étant un puissant soutien financier du parti républicain (contribution actuellement examinée par la justice). Et plus les manifestations antiracistes se multiplient, plus les groupes d’auto-défense Blancs se mobilisent.
Chez nous, il semblerait que nous en sommes encore à «#MeToo », comme on a pu le voir cet été lors de la parution de deux tribunes dans «Le Monde». Dans la première, l’avocate et ancienne ministre Noëlle Lenoir se désolait de ne pas se reconnaître dans les mouvements féministes à la «#MeToo », et prenait la défense des deux nouveaux ministres, celui de l’Intérieur et celui de la Justice, malmenés par des mouvements féministes (l’un comme faisant l’objet d’une plainte pour viol, l’autre pour propos anti «#MeToo»). Étrangement, peu après, dans une autre tribune, la très chic philosophe Mazarine Pingeot se désolait que les féministes françaises se détournent de la politique, alors que Noëlle Lenoir les trouve trop politisées, justement. Dans ce débat, était-on dans «#MeToo» ou déjà dans la «cancel culture» ?
En tout cas, nous avons franchi la ligne bons derniers en débaptisant cette année «Dix petits Nègres» d’Agatha Christie pour les appeler «Ils étaient dix». Sorti en 1939 en Angleterre sous le titre «Ten Little Niggers», le plus vendu des livres de dame Agatha fut rebaptisé dès 1940 aux Etats-Unis «And Then They Were None», dernière strophe de la comptine ayant inspiré l’auteure. Les British les imitèrent en 1985. À chacun sa «cancel culture».
Lise Bloch-Morhange
Et les « têtes de nègres » de notre enfance !
Et le tirailleur Banania… qu’un dessinateur (sans doute FN) avait transformé en Obanania avec la tête de qui vous savez !
Je pense qu’il faut quand même déboulonner quelques statues…
Parmi les « boulevards des Maréchaux »… on pourrait se passer de ceux qui, comme Davout, Marmont ou Soult, ont fait tirer sur le peuple quand ils sont devenus des renégats royalistes…
Evidemment, il va falloir donner pas mal de coups de burin sur l’Arc de Triomphe…
Le courage des vivants sur les morts est toujours pour moi, un ravissement. Après les tondeurs de femmes, les profanateurs de tombes, les vandales de statues et, cerise sur le gateau, un ministre de l’Intérieur prêt à se mettre à genoux. Nous vivons une époque superbe, je mesure ma hâte à voir les premiers signes (les prémisses sont là) de la « Soumission ».