On connaissait les dix petits nègres, voilà les neuf traducteurs, enfermés dans un bunker de luxe pour produire simultanément, chacun dans sa langue, la version de L’homme qui ne voulait pas mourir, dernier tome de la saga Dédalus d’Oscar Brach.
Les deux premiers volumes de cette trilogie avaient valu à leur auteur un succès planétaire, et assuré la fortune de la petite maison d’édition qui seule avait misé sur cet auteur obscur. Pire qu’obscur : sans visage et sans publicité, Oscar Brach est inconnu et refuse de se faire connaître. « Les Traducteurs » de Régis Roinsard, film franco-belge, vient justement de faire l’objet d’une sortie en DVD.
On songe ici à Elena Ferrante, mystérieuse signataire des quatre volumes de L’amie prodigieuse, ou à Stieg Larssen, dont la trilogie policière redistribua les cartes de l’édition il y a une petite vingtaine d’années, et assura à Actes Sud une stabilité et visibilité que l’élégante et jadis petite maison arlésienne ne pouvait imaginer. On peut songer au scénariste Gérard Brach, protagoniste majeur et forcément obscur du cinéma français, dont le nom figure au générique de films tels que « Frantic » de Roman Polanski ou « Le nom de la rose » de Jean-Jacques Annaud, qui ne sont pas sans rapport avec ce film-ci. On songera aussi (et surtout ?) à la publication simultanée en différentes langues des romans de Houellebecq et, de l’aveu du réalisateur-scénariste lui-même, à la traduction verrouillée du dernier opus de Dan Brown : « Je suis tombé sur plusieurs articles autour de la traduction du livre de Dan Brown, « Inferno ». Douze traducteurs internationaux avaient été confinés dans un bunker en Italie pour traduire son dernier roman. Ce qui m’a interpellé et fasciné, c’est qu’un produit culturel nécessite qu’on le protège comme s’il s’agissait de pierres précieuses. À partir de là m’est venu le célèbre “Et si…”, propre à la genèse de toute fiction : “Et si le livre était volé, piraté malgré toutes les précautions prises ? Et si on demandait une rançon pour ne pas le publier sur le Net ?” J’avais mon sujet ! » raconte Roisnard à Livre Hebdo.
Le résultat est un film distrayant et déroutant, qui commence par un incendie digne de « Farenheit 451 », passe par une course-poursuite digne d’un James Bond et finit sur une note mélancolique, qui se souvient des pièges d’Agatha Christie et des retournements de situation propres aux bons thrillers. Mais pour l’essentiel c’est un huis clos. Après que le monde entier a expérimenté un confinement inédit, on regarde avec une attention jalouse le luxe qui entoure les neuf personnages. Dans leur bunker situé dans les souterrains du Manoir de la Villette (un clin d’œil qui vient remettre Dan Brown dans la boucle, puisque des scènes du Da Vinci Code y furent tournées) ils ne voient pas le jour mais disposent d’une bibliothèque idéale, ils plongent dans la piscine et jouent au bowling, ils boivent du château Chasse-Spleen et festoient au Champagne Deutz. Pas mal, note le traducteur grec, «pour passer le temps pendant l’Apocalypse».
Ils sont neuf, et ils viennent des neuf pays où les livres de Brach se vendent le plus. Ils incarnent des clichés et en jouent, l’Italien hâbleur, le Grec philosophe, l’Allemande empathique, la Portugaise anarchiste ; l’Espagnol est chaleureux mais bègue, le Chinois vit en France depuis longtemps, l’Anglais a un skate qui s’appelle Dedalus, la Russe ressemble à l’héroïne du roman qu’elle traduit, et la Danoise chargée de famille écrit, elle aussi, son propre roman. Ils vont passer leurs journées dans une salle de classe aveugle, surveillés par des sbires russes, sagement assis à leurs petits bureaux sponsorisés par la marque à la pomme, sur lesquels chacun dispose quelques bouts de sa vie, photos d’enfants ou mug de thé. Chaque corps adopte sa posture de travail, rigoureuse ou rêveuse, dégingandée ou sportive. Chacun traduit dans sa langue et chacun incarne une posture face au texte à traduire — l’admiration, la jalousie, le pragmatisme, la lassitude, l’identification, l’émulation.
Ils sont neuf, et dans le hall d’entrée du château ils prennent un instant la pose devant une volière de perroquets. Est-ce pour insinuer que le traducteur est au mieux un perroquet qui sait dire presque la même chose – c’est le titre d’un fin essai sur la traduction signé Umberto Eco ? Non : on l’apprend au fil du film, le traducteur est celui qui «va porter la voix d’un auteur» – à savoir la parole, le timbre, l’engagement, l’idéal… au point de faire corps ou faire voix avec l’auteur.
De fait, à eux tous, ces neuf traducteurs racontent ce métier qui est, dit l’un d’entre eux, parmi «les plus fous, les plus intelligents, les plus entiers, les plus exploités». À plusieurs reprises une petite tour de Babel se monte et se démonte sous nos yeux ; nos oreilles ne peuvent pas tout entendre de leurs échanges, et même en VF il faut des sous-titres car les langues s’enchevêtrent.
La trame, invraisemblablement alambiquée, peut tenir en haleine et saisir d’émotion. Mais on la retiendra moins que certaines pauses, lumières caravagesques sur design épuré ou cadrages maniéristes de scène tumultueuses, qui indiquent que, derrière la caméra, se tient un regard intense – d’où la lenteur du réalisateur, dont ce n’est que le deuxième film, huit ans après la comédie acidulée « Populaire » qui dépassa le million d’entrées. La trame sert les portraits d’hommes et femmes ardents et poussés à bout, et d’une industrie, celle du livre, «qui emploie des millions de gens» où l’on «protège ce qui est à soi». Le sort du film a été affecté par le confinement collectif du printemps dernier, mais il peut revivre désormais en DVD.
Isabel Violante
« Les Traducteurs » de Régis Roinsard, film franco-belge de 1 h 45, avec Lambert Wilson, Riccardo Scamarcio, Alex Lawther, Olga Kurylenko…
Un article sur la traduction de Inferno
« Dire presque la même chose », Umberto Eco, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, 2006, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, 460 pages
Tu es bien indulgente. Je m’attendais à un film sur le métier de traducteur/traductrice, et en fait c’était un petit thriller construit autour de stéréotypes…. ton article est bien plus fin et savant que le film!