La lecture de “À la recherche du temps perdu” (1) nous mène à suivre le narrateur dans ses souvenirs et concomitamment à nous immiscer dans l’existence même de Marcel Proust (1871-1922). Les personnages et lieux indissociables du grand œuvre renvoient à la vie de son auteur, à sa famille, ses amis et ses nombreuses relations mondaines puisque Proust, sous l’apparence de la fiction, a fait une œuvre littéraire de ce temps perdu et retrouvé de sa propre vie. Jeanne Proust (1849-1905), sa mère, y occupe une place prépondérante et la biographie de cette dernière par Évelyne Bloch-Dano, “Madame Proust” (2004), met en lumière une femme hors du commun, dont la relation avec son fils aîné fut aussi fusionnelle qu’exceptionnelle, tout en faisant revivre sous nos yeux nombre de modèles proustiens. Une plongée des plus plaisantes dans l’univers du grand Marcel.
Jeanne Proust, née Weil, est la fille de Nathé et Adèle Weil, des Israélites français de la deuxième génération. Nathé, le père, commanditaire d’agents de change, descendant d’une famille venue d’Alsace, s’inscrit dans une dynastie reconnue par les institutions juives auxquelles elle est unie par des liens tout à la fois familiaux, communautaires et professionnels. Adèle, la mère, née Berncastel, est issue d’une bourgeoisie éclairée dans laquelle l’éducation et la culture ont toute leur importance. Charles Swann, un des héros de “La Recherche”, s’avère être le fils d’un agent de change israélite fortuné, grand ami du grand-père du narrateur. C’est un homme érudit, fin connaisseur des arts et des lettres. Cherchez les similitudes…
Saluons ici le remarquable travail de recherche d’Évelyne Bloch-Dano qui, en remontant les arbres généalogiques des Weil et des Berncastel, nous livre par la même occasion une passionnante étude d’un monde où les affaires, le pouvoir, la politique et la culture se rejoignent. Et c’est avec un étonnement non teinté d’amusement que nous découvrons que, par le biais d’une lointaine ascendance parallèle de Nathé, Marcel Proust se trouve parent avec un certain… Karl Marx.
Mais revenons à Jeanne. Très tôt, de par son éducation et son érudition, elle se distingue des jeunes filles de son milieu élevées dans le seul but de faire de bonnes épouses et de bonnes mères. Extrêmement instruite, elle connaît le latin et parle couramment l’anglais et l’allemand. Tout comme Adèle, elle possède la passion des livres et s’avère une excellente pianiste. Racine, Madame de Sévigné, George Sand ou encore Alfred de Musset sont les auteurs fétiches de Jeanne et de sa mère, des références littéraires que l’on retrouvera également dans “La Recherche”.
La fille et la mère possèdent de nombreux points communs et sont inséparables. Les Weil ont d’ailleurs toujours formé un clan très soudé, habitant tous à proximité les uns des autres, parents et enfants, frère et sœur, unis par un amour qui ne faillira jamais. Jeanne a également une belle relation avec son frère aîné Georges. Après avoir grandi ensemble, ils resteront très proches et mourront à quelques mois d’intervalle d’urémie, la même maladie qu’Adèle. Et Georges, comme son neveu Marcel, vivra avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci, ne se mariant que sur le tard. L’affection d’Adèle pour ses enfants est très forte et Jeanne reproduira à l’identique cette relation avec ses deux fils, et tout particulièrement avec Marcel dont la santé fragile nécessite une attention particulière.
On retrouve là encore cette relation fusionnelle dans “La Recherche”, entre le narrateur et sa mère, tout comme entre la mère et la grand-mère. La figure si touchante de la grand-mère, inspirée d’Adèle, est l’un des personnages principaux du roman. Son attachement aux valeurs intellectuelles et artistiques, son refus des mondanités, sa liberté de pensée ainsi que son amour de la nature, du grand air et d’une vie saine la font passer pour une fantaisiste. Personnage terriblement attachant par la dévotion qu’elle voue à son petit-fils, c’est elle qui l’accompagnera lors de son premier séjour à Balbec. Et c’est aussi elle qu’il ne pourra oublier lors du second (“les intermittences du cœur”), un des passages les plus émouvants du roman.
À vingt et un ans, Jeanne se marie et là encore se démarque de son milieu en épousant non pas un juif, mais le goï que lui suggère étonnamment son père. Adrien Proust, chef de clinique et agrégé de médecine de quinze ans son aîné, est un spécialiste réputé de la lutte contre le choléra. Fils d’épicier, issu d’un milieu modeste et provincial – Illiers, une petite ville d’Eure-et-Loir qui servira, avec Auteuil, de modèle au Combray de “La Recherche” –, c’est un esprit scientifique, nourri du Siècle des Lumières, un travailleur acharné poussé par l’ambition et la foi dans sa vocation. En l’épousant, Jeanne parachève ainsi le processus d’assimilation entamé par ses parents. En 1870, il ne fait pas bon être juif et Nathé a souhaité mettre sa fille à l’abri. De plus, l’alliance de la fortune et de l’éducation avec la réussite et une carrière prometteuse ouvrira au couple les portes de la grande bourgeoisie à laquelle il n’aurait pu accéder séparément.
Et si le mariage est arrangé, Adrien Proust, bel homme, ne déplaît pas non plus à Jeanne. Leur union est célébrée civilement le 3 septembre 1870, évitant ainsi toute querelle de religion. Marcel naît dix mois plus tard, le 10 juillet 1871, à Auteuil, dans la grande maison de l’oncle (maternel) Louis, celui-là même qui servira de modèle à l’oncle Adolphe de “La Recherche”.
Dès sa naissance, l’enfant se montre fragile et nécessite une attention extrême. Sa mère le couve jour et nuit. Le 24 mai 1873 naît le deuxième enfant des Proust, Robert. Si l’un s’avère sensible et nerveux, l’autre est d’une belle robustesse. Malgré leurs différences, Jeanne s’efforcera d’aimer ses fils de manière à ne susciter aucune jalousie entre eux. Les deux frères seront toujours très proches.
Tous les ans, de mai à août, les familles Proust et Weil prennent leurs quartiers d’été à Auteuil, dans la grande maison de l’oncle Louis. Ces séjours mêlés à ceux d’Illiers donneront naissance à la petite ville de Combray, indissociable de la jeunesse du narrateur. “A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations”. Combray, la chambre à coucher, la mère, la grand-mère, le baiser du soir… Tout est là. Rien n’est inventé. Proust n’a fait que retranscrire ses souvenirs d’enfance.
À travers cette chronique familiale que nous livre Évelyne Bloch-Dano, nous retrouvons de nombreuses scènes qui semblent tout droit sortir de “La Recherche” et nous la rend d’autant plus explicite, tel, par exemple, ce voyage à Venise que la mère et le fils effectuent ensemble au mois de mai 1900. L’affaire Dreyfus, très présente dans le roman, a aussi beaucoup affecté la famille Proust. Jeanne et ses fils sont dreyfusards, cela va sans dire, et Marcel fera plus que prendre partie en obtenant la signature du très renommé Anatole France sur la pétition en faveur de Zola, exposé à des poursuites judiciaires après le coup d’éclat de « J’accuse ».
Si elle n’approuve pas la vie dilettante et noctambule de son fils, Jeanne croit néanmoins en son avenir d’écrivain. Non seulement elle est sa première lectrice et son plus fidèle soutien, mais, pour l’encourager à travailler régulièrement, elle va même jusqu’à l’aider. Ainsi c’est elle qui effectuera une première traduction de “La Bible d’Amiens” du philosophe anglais John Ruskin que son fils affectionne, un mot à mot que reprendra ensuite Marcel pour lui donner une forme plus littéraire.
Le 26 novembre 1903, Adrien Proust meurt subitement d’une hémorragie cérébrale. Jeanne lui survivra un peu moins de deux années, deux petites années pendant lesquelles une vie à deux va s’instaurer entre Marcel et elle. Là encore les derniers mois de Jeanne, sa lente agonie, ne sont pas sans rappeler ceux de la grand-mère de “La Recherche”.
“Maman en mourant a emporté le petit Marcel” confiera Proust. À la place un écrivain avait vu le jour. Marcel Proust, se pliant à une discipline de fer que n’aurait pu qu’approuver sa mère, consacrera le restant de sa vie à élaborer son grand œuvre “À la recherche du temps perdu”, une œuvre qui aurait sans aucun doute comblé de fierté Madame Proust et dans laquelle elle aurait reconnu nombre de personnages et situations.
Isabelle Fauvel
(1) Celle-ci a fait l’objet d’une chronique récente dans Les Soirées de Paris
“Madame Proust” d’Evelyne Bloch-Dano, éditions Grasset (2004). Prix Renaudot de l’essai, Prix du Nouveau Cercle de l’Union et Prix du Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec.
Bonjour,
Une critique alléchante, mais Evelyne Bloch-Dano nous a habitués à des biographies de garnde qualité, et plaisantes à lire, ce qui ne gâche rien!
J’ai hâte de me procurer ce nouvel opus.
MP