J’ai souvent évoqué l’Allemand Jonas Kaufmann comme «le plus grand et le plus beau ténor du monde» (14 décembre 2015, 22 mars 2016, 28 janvier 2017, 19 novembre 2019). Ce n’était qu’une formule, bien sûr, façon de dire qu’il cumule d’incroyables qualités rarement réunies en un seul ténor.
Pour les heureux de ce monde, impossible d’oublier cette soirée de janvier ou février 2010 où nous avons vu apparaître sur la scène en pente de l’opéra Bastille, tout au fond, une haute silhouette en redingote et pantalons noirs, gilet jaune et lavallière de soie blanche, le cheveu noir bouclant sur le front et le col, le romantisme fait homme. Il a enlevé ses lunettes de soleil, touche détonante voulue par le metteur en scène Benoit Jacquot, et prononcé sa première phrase dans un parlé-chanté : «Je ne sais si je veille ou si je rêve encore.» Cette façon d’appuyer sur le «veille» et de finir «je rêve encore» dans un murmure, un pianissimo nous transportant éveillés dans son rêve, et tout était dit de Werther refusant de s’éveiller de son rêve jusqu’à en mourir.
Une phrase, une seule, et nous avons senti que quelque chose venait de se passer, que nous n’avions jamais entendu sur scène. Tel était ce nouveau ténor qui ne craignait pas, sur une scène immense, tout au fond là-haut, de murmurer à notre oreille tout en nous donnant le frisson. C’était sa façon de transposer le lied à l’opéra, rendant les passages à pleine voix d’autant plus saisissants, et nous tenant sous un étonnement, un charme, une attente grandissants.
Le munichois a d’ailleurs toute une théorie sur les pianissimi, et il affirme que ce sont eux qui touchent le plus le public même chez un ténor, mais à condition qu’il se fassent entendre jusqu’au plus haut des cintres. Il est le seul au monde à y parvenir. On imagine le travail, ou plutôt il est inimaginable, il suffit pour s’en convaincre d’écouter tous ces ténors braillards peuplant les scènes..
Ainsi, la décade passée, «le plus grand et le plus beau ténor du monde» a-t-il servi aussi bien Gounod que Massenet, Bizet ou Berlioz, Wagner que Puccini ou Verdi, sans oublier Schubert, Schumann ou le répertoire viennois, leur offrant son approche unique. Et il suffit d’écouter sa nombreuse discographie ou de regarder ses nombreux DVD pour se rendre compte que sans renier son art raffiné du chant, son engagement émotionnel n’a fait que croître. Écoutez donc, sur son Verdi Album de 2013, le grand air du ténor de « Luisa Miller » de Verdi « Quando le sere al placido », et vous sentirez comme jamais la douleur de l’amoureux trahi par celle qui jurait l’aimer. On peut aussi aller sur Google pour le voir en 2012, au festival de Peralada, entonner la célèbre romance napolitaine «Core’ngrato».
Ce qui en fait aussi un grand chanteur est la façon dont il a su attendre que sa voix évolue pour aborder les grands rôles du répertoire (combien ne savent pas attendre, tels Rolando Villazón ou Natalie Dessay !). Quand on sait qu’on peut griller sa voix en une soirée ou presque, en tout cas en abordant trop tôt un rôle, ou en se trompant de rôle, on mesure le danger et l’immense sagesse de savoir dire non, non et non !
Mais la tentation est toujours là, car la voix est par nature si imprévisible, on ne sait pas où elle en sera dans trois ans, cinq ans, et les divas et divos qui franchissent la cinquantaine possèdent rarement encore tous leurs moyens. Il était donc temps pour Jonas d’aborder «Otello», «le rôle des rôles» verdiens, en 2017, à 48 ans, au Covent Garden de Londres.
On peut dire qu’il a longuement mûri ce rôle impossible pour lequel un Verdi septuagénaire a non seulement renouvelé l’orchestration, mais inventé un nouveau type de ténor au timbre de bronze. Un ténor qui doit pouvoir passer d’un véritable cri triomphal d’une force inouïe poussé par le Maure Otello au tout début, pour finir dans des gémissements pianissimi sur le corps de sa Desdémone étranglée de ses mains.
Un DVD nous restitue les performances de Covent Garden, et un CD enregistré cette année en studio vient de sortir. Disons qu’ils se complètent, car l’un permet d’admirer Jonas au sommet de sa beauté et de son jeu, l’autre dans un contrôle parfait de la voix. Dans les deux cas, maestro Antonio Pappano officie, et ce n’est pas n’importe qui : d’origine italienne, né dans l’Essex anglais, passé par le New York City Opera, incroyablement précoce, il occupe depuis 2002 le poste de directeur musical du Royal Opera House à Londres, et depuis 2005 celui de l’Orchestre de l’Académie nationale de Sainte-Cécile à Rome, siège de l’enregistrement.
Sir Antonio Pappano est adoré des (grands) chanteurs, et on comprend que Jonas l’ait choisi pour se mesurer enfin à Otello. Puis ils ont voulu, grâce au CD, prendre date dans l’histoire lyrique auprès des plus grands titulaires du rôle.
L’encore «plus beau et plus grand ténor du monde» (mais pour combien de temps ?) espère avoir rendu justice aux fêlures du personnage, l’étranger, le métèque, le Maure marié au-dessus de sa condition. Pas question pour lui de se grimer en noir selon l’antique tradition, tout doit passer par le chant.
Une jeune soprano italienne, Federica Lombardi, fait son apparition en Desdemona, et à la fin de l’acte I, on peut écouter l’un des plus sensuels duos d’amour de tout l’opéra (donnant la clef du personnage) : «E tu m’ami per le mie sventure, ed io t’amavo per la tua pieta» (Et toi tu m’aimais pour mes souffrances, et moi je t’aimais pour ta pitié).
Autre star du monde lyrique sous les feux de l’actualité, notre bien-aimé maestro Leonardo García Alarcón en résidence à Radio France, dont l’enthousiasme typiquement argentin transporte les foules lors de chaque concert à l’Auditorium. Je vous ai déjà parlé de ce personnage extravagant à plusieurs reprises (20 novembre 2018, 9 octobre 2019, 17 décembre 2019), vous racontant comment ce fils de La Plata acclimaté à Genève dès ses 21 ans ne cesse de rayonner dans l’univers baroque européen.
Nouveau coup de maître avec la parution de ce «El Prometeo», opéra composée par un Italien continuateur de Monteverdi et Cavalli, Antonio Draghi, né à Rimini en 1635 et mort à Vienne en 1700. Inconnu de nos jours, il a pourtant composé plus de 160 œuvres diverses pour les Habsbourg, dont ce «Prometeo» que García Alarcón est allé dénicher dans la Bibliothèque Léopoldine de Vienne.
Il s’est enflammé lorsqu’il a découvert que cette œuvre ne s’appelait pas «Il Prometeo» mais «El Prometeo». Un opéra espagnol, donc, le troisième répertorié à ce jour ? Tout simplement parce que le compositeur italien s’était très directement inspiré de la comédie de Calderon «La estatua de Prometeo». L’opéra est donné la même année que la comédie, le 22 décembre 1669, pour l’anniversaire de la reine d’Espagne.
Tant pis si le troisième acte manquait, Leonardo s’est attelé à la tâche. Il s’agissait de rester fidèle à l’orchestration incluant cornets, flûtes, sacqueboutes, bassons, harpe, cordes et deux clavecins pour servir brillamment cette histoire alambiquée de dieux et déesses grecs.
Histoire dont les subtilités n’effrayaient pas le public d’alors, connaissant sur le bout du doigt leurs amours et rivalités incessantes, en l’occurrence les amours de Thétis et Pelée et le châtiment terrible réservé par Zeus à Prométhée coupable d’avoir dérobé le feu de l’Olympe pour l’offrir aux humains.
Dépaysement et ravissement garantis par les sonorités espagnoles (servies par ses habituelles et habituels complices de sa Capella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur), et la splendeur exotique de l’orchestration.
Lise Bloch-Morhange
– «Verdi Album», 2013, Sony
– Festival de Peralada 2013, «Core n’grato»
– DVD «Otello», Verdi, Covent Garden, 2017
– CD «Otello», Verdi, Sony, 2020
– CD «El Prometeo », Draghi, Alarcon, Sony, 2020
– Opéra de Paris « Aida », 12 février au 2 mars 2021, Jonas Kaufmann
– Auditorium de Radio France, 11, 12 et 14 mars 2021, avec l’Orchestre Philharmonique et Richard Galliano, musique d’Astor Piazzolla :
https://www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-symphonique/piazzolla-gallianogarcia-alarcon
https://www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-de-musique-de-chambre/philharintime/piazzolla-sabatiergarcia-alarcon
Bonjour Lise et merci de nous faire découvrir ces chanteur et chef d’orchestre.
Quand vous avez parlé de « plus grand et plus beau ténor du monde », j’ai pensé qu’il s’agissait de Placido Domingo qui, pour moi, pouvait largement endosser ces qualificatifs, avant que les accusations post-MeToo viennent entacher son aura. Google nous dit qu’il mesure 1,87m… Mais place au (plus) jeunes.
Émoustillé par votre présentation très engagée, et engageante, j’ai couru voir dans ma (modeste) CDtech quelle version d’Otello j’avais : celle enregistrée en 1947 avec Arturo Toscanini à la baguette. Pas de risque que Jonas Kaufmann, ni même Placido Domingo, n’y chantent le rôle-titre. L’enregistrement est historique mais les voix parfois un peu étouffées par l’orchestre, dont la première phrase, chantée par Ramon Vinay…
Concernant les pianissimi, je suis tout à fait d’accord avec Jonas Kaufmann. C’est à ces moment que la Callas devenait audible et touchante, elle qui disait, à juste titre, ne pas avoir de voix et devoir pousser très fort dans les fortissimos.
Retourner écouter les concerts dans l’auditorium de Radio France me tentent bien et sont plus accessibles (financièrement et depuis Versailles…) qu’ailleurs, mais le premier, celui de demain, est complet!
A bientôt.
Cher Yves,
vous avez de la chance de posséder l' »Otello » diirigé par Toscanini avec Raoul Vinay, ténor-baryton chilien, un des grands titulaires du rôle.
En ce qui concerne la Callas, elle ne disait pas ne pas avoir de voix, elle qui chantait sur trois octavves, mais elle n’aimait pas trop le timbre de sa voix et elle a dû la travailler intensément pour la plier à ses exigences. Ne pas oublier qu’elle a révolutionné l’opéra en revenant aux exigences du bel canto souvent oublié à l’époque.