Il est possible de deviner l’histoire de cette aile d’insecte. Elle a été retrouvée à la page 117 du « Manuel du gradé de l’artillerie de campagne », édition de 1917. Cette page décrit comment l’officier doit mener son cheval « en main », former et rompre un parc. On peut donc supposer qu’à ce stade, l’officier ou l’apprenti officier ait remis la lecture de la suite à plus tard, soit que c’était l’heure de l’appel, de l’apéritif ou du feu. Toujours est-il que l’insecte qui passait par là, traçant vers une destination pour nous mystérieuse, a vu sa trajectoire s’arrêter net. Un dommage collatéral comme on dirait de nos jours. Nettement plus loin, page 362, il a été aussi bien émouvant de retrouver un brin de paille, marquant l’apprentissage de l’alphabet morse. Banal mais délicat débris végétal qui porte encore en ses rainures l’atmosphère, sonore et olfactive, du front.
Il se trouve que c’est ce type de manuel destiné aux officiers d’artillerie en campagne qui a nourri en 2014 et 2015, un travail mené par des élèves de seconde au lycée Arthur Varoquaux près de Nancy. Sous la houlette de deux de leurs professeurs ils ont effectué une longue enquête autour de Apollinaire « poète de la grande guerre », pour un résultat en tout point remarquable et disponible sur un blog créé à cette occasion (1). Il se trouve également que nous avons pu contacter l’un des professeurs. Jérôme Janczukiewicz nous a confirmé que « le gros du travail » a été réalisé à l’aide d’objets de sa collection et « de photos prises lors de visites sur le terrain (…) afin de les faire étudier par les élèves ».
Les pérégrinations du poète soldat ont été méticuleusement cartographiées. Chaque étape importante de son parcours au front est décrite. Ainsi est-il écrit par exemple que le sous-lieutenant Apollinaire « rejoignit le 96e Régiment d’Infanterie au Trou Bricot puis il fut envoyé, plus au nord, à l’Arbre de la Cote 193, et enfin à la Tranchée de Hambourg (près du Trou Bricot) en décembre 1915, avant de partir pour l’Aisne, aux Bois des Buttes entre Pontavert et la Ville-aux-Bois, près du Chemin des Dames ». Une vraie filature, cartes d’état-major à l’appui. Parmi les images publiées on y voit sa cantine militaire de même que le fameux casque qui porte la trace de l’éclat d’obus qui l’a blessé à la tempe. Grâce à de nombreuses photos comme le « boyau des Hurlus », les élèves ont pu se faire une idée assez nette de la vie des tranchées.
Et voilà que dans sa quatrième partie, sans doute la plus intéressante, les élèves et leurs professeurs se sont attachés à distinguer les nombreux liens entre la guerre et la poésie d’Apollinaire, à partir du vocabulaire militaire ou du nom des lieux-dits. Selon le « Manuel de l’artillerie légère », de l’éditeur Henri-Charles Lavauzelle, comparable en maints points au « Manuel du gradé de l’artillerie de campagne », ils ont pu comprendre via le schéma de la voiture-caisson du canon de 75, ce qu’était exactement une case d’armons. Une sorte de cantine mobile qui a donné l’idée à Apollinaire de réaliser à 25 exemplaires, un ouvrage poétique du même nom, sous les sifflements des échanges de feu.
Dans ce livre réalisé dans des conditions extrêmes, opus à l’assemblage précaire que se disputent régulièrement les collectionneurs aux enchères, on voit également des petites silhouettes qui ne sont pas autre chose que la reprise des signaux optiques d’artillerie. Il fallait être Apollinaire pour trouver là matière à poésie en fonction de tout ce qui pouvait lui tomber sous la main, croiser son regard et finalement frapper sa fantaisie. Les lycéens ont pu (et su) tout disséquer.
Les deux professeurs, Jérôme Janczukiewicz et Nathalie Lefoll ont de toute évidence amené les élèves à dénicher des parallèles singulièrement instructifs jusqu’à l’étude des odonymes (noms désignant une voie de communication) ayant infiltré de nombreux poèmes. Dans le corpus célèbre « Du coton dans les oreilles », il est rédigé en marge d’une illustration, la répétition du vers « Allô la truie ». Il s’agit est-il écrit sur le blog, « d’une allusion au bois de la Truie situé entre le Mesnil-les-Hurlus et la Butte du Mesnil derrière les tranchées françaises; bois transformé par les Français en position fortifiée avec un réduit (une redoute) dans sa partie ouest. » Ce travail captivant a sûrement stimulé le plaisir d’enquête des élèves au point que l’un d’entre eux s’est assez justement demandé si la position appelée « Les deux mamelles » en face des Hurlus n’aurait pas plus tard inspiré la pièce des « Mamelles de Tirésias » jouée pour la première fois en 1917 au théâtre Maubel (2).
On en apprend des choses dans ces manuels d’instruction destinés aux militaires en campagne. De la façon d’installer des feuillées (creusement de toilettes provisoires), en passant par la façon dont il convient de traiter les prisonniers jusqu’aux méthodes visant à occire convenablement l’ennemi avec une baïonnette. Cependant on ne s’y renseigne pas avec autant d’agrément que les jeunes lycéens de Tomblaine en Meurthe-et-Moselle, lesquels ont eu cette chance insigne de se voir invités à rapprocher le creux des tranchées avec les plus hauts sommets de la poésie.
PHB
(1) Découvrir le blog
(2) À propos des « Mamelles de Tirésias »
Vraiment merci pour ce billet
L’amour de la poésie et de sa transmission font réaliser aux enseignants et à leurs élèves
un travail magnifique
Bravo pour ce beau travail, que j’ai pu consulter sur le blog. Je n’ai pas eu accès à la bibliographie. Je suppose qu’elle fait référence au moins au livre que j’ai publié il y a une quarantaine d’années, Apollinaire après « Alcools », dans lequel je disais à peu près la même chose, avec une iconographie très inférieure à celle du blog. L’origine en particulier de « Âllo la truie » était une découverte dont je n’étais pas peu fière, comme de la reproduction de la « case d’armons »… La seule chose qui me chiffonne est qu’on puisse présenter comme des trouvailles ce qui était connu depuis bien longtemps.