Forcément, avec toute cette vie à militer pour la liberté en général et celle de l’art en particulier, les yeux se sont un peu plissés. C’est peut-être aussi l’ambiance si lumineuse de son jardin qui veut ça. D’ici quelques jours, Jean-Jacques Lebel aura 84 ans. Juste avant de parler il a commencé par enfiler son masque anti-virus et invité son interlocuteur à faire de même. La résolution, bonne ou mauvaise, a tenu deux minutes. Rien d’étonnant chez cet homme qui a lutté tout au long de son existence contre les carcans et les systèmes. Au point qu’il en sera de même après sa mort. Sa belle maison contemporaine, nichée tout au bout d’une impasse du 9e arrondissement, il n’en a plus que la jouissance. De même que le millier d’œuvres qu’il a glanées tout au long de son parcours. Selon sa volonté, tout est déjà parti dans un fonds de dotation. Ce trésor, désormais inaliénable, sera en partie à découvrir au Musée d’Arts de Nantes à partir du 17 juillet. L’exposition devait débuter en mars, mais le coronavirus a brûlé au printemps, les pages des agendas culturels.
Il y a quelque chose d’à la fois massif et agile dans ce personnage qui reçoit chez lui, dans son jardin-terrasse, car l’air y est plus sain. L’ami d’André Breton mais aussi de Yoko Ono, l’amateur passionné de Guillaume Apollinaire ou de Francis Picabia, celui qui a, après son père, prêté l’oreille à Marcel Duchamp, parle à son tour. Alors qu’il a beaucoup écouté, notamment ceux qui ouvraient des pistes, ceux qui lui servaient de boussole. Cet anarchiste militant qui dit appartenir encore au mouvement Noir et rouge depuis les années cinquante a notamment emprunté le sillage de André Breton, « un extraordinaire passeur », selon lui. Celui-là même qui un jour de 1959 est venu protester, selon des motivations à la fois culturelles et politiques, en marge de l’inauguration du monument Apollinaire au sein du square Laurent Prache à Paris. On voit Jean-Jacques Lebel sur la photo de cette équipée improvisée.
Chez lui la manifestation est innée au point qu’un an après cette affaire, il organise le tout premier des happenings en Europe. Localisé à Venise (1), il s’intitulait « L’enterrement de la chose ». Il partagera aussi ce type d’actions éphémères avec Yoko Ono, la veuve de John Lennon, avec laquelle il est toujours ami. Elle et lui se sont vu refuser leurs films respectifs au festival de cinéma de Knocke-le-Zoute (Belgique) en 1967, au motif qu’ils étaient trop « extrêmes » et pas assez « artistiques ». L’exclusion les a rapprochés. Ils ont donc décidé de saboter l’événement à l’aide d’un happening. Devant le ministre de la culture belge, Yoko Ono a ainsi paradé nue en compagnie de huit autres personnes, comme le raconte Jean Jacques Lebel dans le copieux album de l’exposition à venir.
Un ouvrage épais qui raconte encore mieux le portrait de Lebel à travers une partie de ses trésors et le profil des personnalités qui ont marqué sa vie. Un vrai name-dropping comme on dit outre-Manche, mais également par l’entremise d’œuvres comme sa remarquable dédicace à Picabia, d’entretiens ou d’interventions écrites. Jean-Jacques Lebel évoque tout d’abord, avec sa générosité propre, Gabrielle Buffet (épouse de Picabia) mais aussi « Aube » l’encre extraordinairement moderne réalisée par Victor Hugo et qui ornait l’atelier d’André Breton.
L’album, tout comme sera l’exposition, offre à notre regard un éclectisme réjouissant, de Picasso à Erró, de Robert Desnos à Brion Gysin, de Esther Ferrer (couverture de l’album) à John Giorno (4e de couverture, ci-contre), et puis encore Camille Paulhan, André Breton, sans compter évidemment Francis Picabia.
Guillaume Apollinaire tient également son rang parmi les très nombreuses pages avec « Les fraises au Mexique », une œuvre colorée conçue à l’hôpital italien lorsqu’il était convalescent en 1916. Dans son intervention à ce sujet, l’universitaire et écrivain Peter Read nous explique au passage que cette aquarelle avait d’abord appartenu à l’écrivain Tristan Tzara. Peter Read évoque ici « l’inventivité irrépressible qui anime la poésie d’Apollinaire, atomisant les poncifs linguistiques et la routine mentale qui s’y associe, soumise et sclérosée ». Jean-Jacques Lebel ne peut qu’adhérer à ce genre de propos, lui qui aime Apollinaire et sa liberté d’action, au point d’être intervenu dans l’album publié lors de l’exposition Apollinaire, à l’Orangerie en 2016. Il partage le goût du poète pour l’érotisme débridé, lui-même se présentant comme un « érotomane non-repenti ». Il apprécie chez Apollinaire sa faculté de voir loin, de deviner ce qui va être important. Il raconte que Marcel Duchamp lui avait d’ailleurs confié que l’on ne « travaille pas pour les contemporains, on travaille pour ceux qui viendront après ».
À la fois peintre, écrivain, traducteur, créateur d’événements, également visionnaire à sa façon, Jean-Jacques Lebel avait également du nez comme Apollinaire. Ainsi lorsqu’il avait acheté des Picabia à bas prix avant que la notoriété tardive de ce dernier n’affole les enchères. Ce marché de l’art que Jean-Jacques Lebel ne veut pas subir mais au contraire éviter, ce qui est justement l’objet de la transmission de tous ses biens à un fonds de dotation. Les chemins de la vie qu’il a choisis sont étroits mais il faut bien admettre qu’il a su les trouver et s’y faufiler avec un instinct de loup. Un brin énigmatique, il dit « toujours se battre sur un autre plan, car il ne faut pas mélanger les plans ». L’expo nantaise au Musée d’Arts (du 17 juillet au 18 octobre) apparaît à cette aune comme une destination indispensable. Une bifurcation que goûteront pleinement les altérés de l’anti-conformisme.
PHB
Merci pour ce portrait revigorant !
Ce type de personnage se fait rare… et nous n’en avons jamais eu autant besoin.
Merci Philippe de m’apprendre qu’il est encore bien vivant !
Je suis plutôt tolérante, mais assume mes propos..
Ce personnage, rencontré à la maison Rouge d’Antoine de Galbert il y a quelques années m’ a laissé un souvenir exécrable . Fortement imbu de lui-même, et totalement antipathique. j’ai osé le dire !