En 2018, Jean-Marie Laclavetine prend conscience de ce rêve récurrent qui le surprend aux petits matins, d’une jeune femme en robe blanche qui le regarde, lui assis en terrasse, elle debout en face au coin de la rue. Elle lui fait porter des fleurs par un jeune garçon. Et disparaît. Longtemps, Jean-Marie Laclavetine a cru que cette jeune femme était sa mère, Janine. Il ne comprend pas très bien ces images qui le renvoient à ses origines. Il hésite alors à écrire sur sa mère et renonce : « elle n’aurait pas aimé du tout être mise en avant ».
Mais c’est ce même rêve qui l’a finalement décidé à écrire, à mettre des mots sur un événement tragique, sur un silence familial implicitement consenti : la mort accidentelle de sa sœur, Annie, quarante ans auparavant, emportée par une vague aussi invisible et sournoise que réelle et puissante. C’était le 1er novembre 1968, sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour sur la côte basque, à Biarritz.
Lorsqu’il aborde ce qu’il faut bien appeler une enquête tant ses souvenirs sont flous et suspects, l’auteur cherche ses propres images, sans indulgence pour sa mémoire trop encline à réécrire l’histoire : qui était cette sœur dont ni lui, ni ses parents, ni ses frères (Annie était l’aînée d’une fratrie de quatre) n’ont plus jamais parlé ? Engloutie par la vague et par le silence. Comment s’est déroulé l’accident ? Les différentes variantes des récits qu’en a fait la presse locale dans les jours qui ont suivi brodaient à l’envi autour « du drame des jeunes fiancés » plus qu’ils ne se souciaient de l’exactitude des faits. À commencer par cette affaire de fiançailles. Certes, Gilles, le petit ami d’Annie était présent ce jour-là, tout comme ses frères Jean-Marie et Bernard. Mais Gilles, le « fiancé » ? Non, pas encore, à peine un projet.
Ils étaient donc quatre en ce 1er novembre à sauter d’un rocher à l’autre. Ils n’ont pas vu la vague arriver, la vague qui a arraché aux rochers Gilles et Annie. Bernard et Jean-Marie y ont résisté par miracle. Par un miracle plus généreux encore, Gilles a été sauvé. Mais Annie, non, rien ni personne n’a pu la sauver. Des surfeurs ont ramené son corps. Elle a été inhumée quelques jours plus tard. Ensuite la famille Laclavetine n’a plus jamais évoqué Annie. L’accident a été enfoui dans les plus sombres recoins de l’histoire familiale. Comme si Annie n’avait jamais existé. Pourquoi ? Quarante après, Jean-Marie Laclavetine ne cherche pas à répondre à cette question du tabou. Il souhaite surtout faire revivre sa sœur et ses vingt ans. Il va offrir ses mots et son écriture à Annie.
Ses filles et ses nièces l’encouragent à engager ce travail, elles qui ont posé beaucoup de questions à leurs grands-parents, qui ont fouillé dans les greniers et qui n’ont jamais très bien compris qui était cette jeune femme dont la photo traînait sur une petite table au milieu de quelques autres. « C’était une amie de la famille » a, un jour, répondu Janine à sa petite-fille.
Annie était-elle un vilain petit canard dont la mort aurait pu soulager la famille ? Pas le moins du monde. Elle était vive, elle était insolente, elle se rebellait contre les carcans de la toute petite-bourgeoisie bordelaise et catholique. Elle se rebellait contre elle-même, plongeant dans une douloureuse anorexie à la fin de son adolescence. Et puis à la toute fin, elle était amoureuse d’un Gilles très épris et très patient, celui-là même avec qui elle fut emportée loin de la Chambre d’Amour.
Jean-Marie Laclavetine retisse une vie très brève. Il parle enfin d’Annie avec ses frères. Il regrette de n’avoir pas eu plus tôt ce désir de faire revivre sa sœur : les principaux témoins sont morts, à commencer par ses propres parents. Il retrouve une amie d’enfance d’Annie qui lui confie les lettres que les deux gamines s’échangeaient et qui lui montre une photo : Annie, habillée de la même robe blanche que dans le rêve. Puis, au terme d’une chaîne de hasards, l’écrivain met enfin la main sur les coordonnées de Gilles auquel la légende familiale prêtait une vie épanouie quelque part en Lorraine mais qu’aucun réseau social ne permettait d’identifier, ni de localiser. Gilles et Jean-Marie se rencontrent. Gilles n’a jamais oublié Annie. Il est heureux de partager ses souvenirs avec Jean-Marie. Une journée entière à parler d’Annie. Alors Annie émerge sous un jour inconnu de sa famille. Gilles aura en effet cette générosité de donner à Jean-Marie les lettres écrites par sa sœur : d’une amitié pleine de contradictions avait fini par éclore un amour encore au temps des promesses d’éternité avant ce maléfique 1er Novembre 1968. Des lettres qui révèlent aussi tout d’une jeune fille tourmentée et entière.
Ces lettres, comme les lettres d’amour écrites par les propres parents de l’auteur et retrouvées après leur mort, témoignent avec une force incontestable que si l’on ne parlait pas beaucoup dans la famille Laclavetine, on savait écrire. La conversation n’était pas leur fort. Mais la correspondance, si. Ces lettres ont une densité éblouissante que vient renforcer leur découverte très posthume. Toutes ces lettres ne parlent que d’amour.
Jean-Marie Laclavetine en dévoile sa part, avec un mélange subtil de tendresse et d’auto-dérision. Il enveloppe ses disparus d’une vague d’amour tardive, d’une vague salutaire pour tous ceux qui restent.
Marie J.
« Une amie de la famille ». Jean-Marie Laclavetine. 187 pages. Gallimard. Sorti en Folio en mars 2020.
Votre description sensible donne envie de se plonger dans ce livre d’enquête intime, et sans doute douloureuse. Je l’ai acheté et passe le prendre cet après-midi. A suivre…
Me revoilà donc après une lecture captivée, et j’ai hésité à faire part de mon ressenti. Tout d’abord je ne connaissais pas Jean-Marie Laclavérie et je lis peu de romans actuels, souvent dérouté par leur forme. Mais là j’ai été ravi de l’écriture, fluide, classique, vivante. Un côté roman policier. Pour une fois, j’ai trouvé les adjectifs (nombreux) superbes, ils enrichissent les noms qu’ils accompagnent au lieu, comme souvent chez certains littérateurs, de les alourdir, les diminuer. J’avais entendu il y a des années à la radio, je crois, tout en n’étant pas tout à fait sûr, que c’était Alphonse Boudard, qui disait que les deux risques pour un romancier c’est de se répéter et les adjectifs.
L’histoire est fascinante à plus d’un titre : l’accident, puis le lourd silence, puis cette quête pour libérer cette chape de plomb. Et enfin le résultat.
Mais à un moment, pendant les longs chapitres citant les lettres d’Annie à Gilles, je me suis mis à douter. Lettres trop bien écrites, trop riches, des références et citations que l’on (en tout cas je) ne voit pas dans la bouche d’une jeune femme de 20 ans tourmentée par l’amour, des extraits trop bien choisis, trop articulés faisant revivre des situations, des scènes qui semblent sorties de la tête de l’auteur, l’auteur du livre, pas celle des lettres.
Cela m’a rappelé « La promesse de l’aube » de Romain Gary. J’ai assisté en 2017 à une pièce de théâtre dans le Off d’Avignon contant cette promesse (adaptée par Itsik Elbaz, interprétée par Michel Kacenelenbogen) et notamment les lettres très émouvantes envoyées, chaque semaine, à Romain par sa mère, alors à la guerre. Une fois démobilisé, il se précipite à Nice pour retrouver sa mère qui y tient un hôtel et dont la correspondance l’a soutenu pendant tout le conflit, pour découvrir qu’elle est morte depuis deux ans. Sentant sa fin arriver, elle avait écrit toutes ces lettres, les avait datées pour les semaines des années à venir, et demandé à une amie de les envoyer aux dates convenues à son fils.
En sortant de la pièce, privilège du Off d’Avignon, je vais discuter avec l’interprète de la pièce et je lui demande si il sait que l’histoire de ces lettres, comme pas mal de choses dans ces récits autobiographiques de Gary, a été entièrement inventée par lui. Ceci est révélé dans les biographies fouillées écrites sur Gary. L’interprète, qui ignorait totalement cela, est alors effondré de cette révélation, appelle l’adaptateur de la pièce. Ils sont tous les deux déconcertés, ébranlés. Pour leur remonter le moral je leur dit que l’histoire de ces lettres, vraie, est magnifique et un des moments très fort du livre, le fait qu’elle est été totalement inventée par Gary la rend encore plus belle car il a créé une sublime histoire d’amour qui l’a soutenu pendant ces années de guerre où il était très seul. Et que, sachant cela dans sa tête, lorsqu’il les évoquera sur scène (il était déjà poignant, excellent), son récit sera deux fois plus fort. J’avoue que, ayant eu un peu l’impression d’avoir peut-être fait une bévue en lui révélant la vérité sur ces lettres, je ne suis pas allé ensuite le réécouter pour voir si, sur scène, il était vraiment deux fois plus poignant.
Et j’ai eu l’impression que ces lettres d’Annie à Gilles étaient peut-être une construction romanesque, et même que la totalité de l’histoire en était une. Ceci d’autant que l’auteur montre en permanence que beaucoup de souvenirs sont forgés par ceux qui les détiennent. Ne dit-il pas au début, et à la fin, que « La vie est un roman, qui demande décidément à être récrit », ce qui pourrait être un indice…
J’ai d’abord vérifié si le livre était qualifié de roman par Gallimard. Non. Puis je suis allé sur internet voir le récit dans le journal Sud-Ouest du 2 novembre 1968 pour vérifier si l’accident y était relaté. Il l’est tout à fait. Et voir si Gilles Mazerau de Nancy et auteur chez PUF existe bien. Il existe bien. Mais évidemment, je ne peux vérifier si les lettres existent bien.
Mais, comme pour Gary, si elles sont vraies, l’histoire qu’elles et Jean-Marie Laclavérie racontent est poignante et forte, si elles n’existent pas, aussi. Et c’est la liberté, la force de l’écrivain.
Si Jean-Marie Laclavérie lit mon propos, j’espère qu’il ne m’en voudra pas, mais c’est ce que j’ai « vécu » en le lisant son récit. C’est mon défaut de vouloir toujours savoir si c’est vrai. C’est pour cela que je lis très peu de romans, et beaucoup de biographies qui, pour autant, contiennent elles-aussi, très souvent, des parties inventées.