Le temps de lire Proust

À la question “Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ?”, les ouvrages les plus ardus se présentent aussitôt à notre esprit, histoire de bien occuper notre temps sur cette île où les occupations se feraient immanquablement rares. La période de réclusion imposée que nous venons de vivre, où toute sortie culturelle était bannie pour une durée alors inconnue, pourrait trouver quelques similitudes avec celles d’un naufrage proche d’une contrée inhabitée. Les conditions n’étaient-elles pas alors réunies pour lire ou relire Proust tranquillement, sans interruption, volume après volume ? Ce moment de vie étrange semblait ainsi réunir les conditions de calme et de concentration nécessaires pour se lancer d’une traite dans les quelque quatre mille pages que comporte la « Recherche ». Pour certains, le temps de lire “À la recherche du temps perdu” (1) était enfin venu…

Aborder la lecture de la « Recherche », comme si c’était la toute première fois, avec une âme neuve, candide. Oublier les lectures morcelées. Oublier tout ce qui a été entendu et lu auparavant sur le grand œuvre. Oublier les paroles de Jean-Yves Tadié, Antoine Compagnon, Raphaël Enthoven et consorts. Oublier la récente adaptation de Proust à la scène (2). Et faire fi des savantes préfaces et diverses notes pour tenter l’expérience d’une découverte totale.

“Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire “Je m’endors.”… ”
Dès les premières lignes, que nous feignons donc d’appréhender pour la première fois, nous suivons le narrateur dans ses souvenirs. Surgissent alors comme par enchantement la petite ville de Combray, son église, et une pléiade de personnages : la mère, le père, la grand-mère, la tante Léonie, la servante Françoise, le camarade de classe Bloch, le collectionneur érudit Charles Swann, le compositeur Vinteuil…, tous ces personnages qui peuplent l’enfance du héros de la « Recherche » et que nous serons amenés à suivre le temps d’une vie.

À l’époque, le jeune garçon lit les œuvres de Bergotte, qu’il admire, et se promène en famille. “ (…) il y avait autour de Combray deux “côtés” pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes.” Ces deux chemins distincts, qui partent chacun dans une direction sans être jamais amenés à se rencontrer, s’ils expliquent deux des titres de l’œuvre, ont également une portée symbolique en marquant la séparation sociale qui existe entre les différents personnages auxquels ils se réfèrent. Eux aussi ne sont pas amenés à se rencontrer.

Si Charles Swann est reçu chez les Guermantes et les parents du narrateur, il n’en va pas de même de son épouse Odette et de leur fille Gilberte. Par sa mésalliance avec une ancienne “cocotte”, Swann s’est condamné à fréquenter le grand monde en solitaire. Proust le dandy n’a alors pas son pareil pour décrire les milieux sociaux de son époque, l’aristocratie comme la petite bourgeoisie, notamment à travers ses salons. Ses personnages, merveilleusement campés, dépeints avec force détails, s’avèrent tout aussi attachants qu’insupportables. À travers eux, il nous fait part de ses pensées, ses réflexions sur les êtres et les choses, et nous parle de manière très proche :  “En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même.” L’ouvrage nous sert en quelque sorte d’“instrument optique” pour pouvoir discerner ce que sans lui nous n’aurions pas vu en nous-mêmes.

La lecture de la « Recherche » est une lecture éminemment personnelle. Rien n’est figé, le monde et les gens évoluent, nous dit l’auteur. Alors, tout comme le narrateur, nous verrons avec ironie le temps faire son œuvre et ces milieux apparemment si dissemblables se transformer, se mélanger. C’est le cœur serré, plein de nostalgie, que nous découvrirons, à la toute fin du roman, bien des années après la mort de Swann, l’ascension sociale de sa femme et de sa fille. La première, après avoir accédé à l’aristocratie par un second mariage, sera la maîtresse en titre du vieux duc de Guermantes qui refusait autrefois de la recevoir tandis que la seconde, par son union avec le marquis Robert de Saint-Loup, deviendra elle-même une Guermantes. Si seulement Swann avait su, se prend-on à penser avec mélancolie… Quant à sa petite-fille, Mademoiselle de Saint Loup, fille de Gilberte et de Robert, elle s’avèrera être le point de réunion des deux chemins que prenait le narrateur enfant, celui de chez Swann et celui de Guermantes.

Se lancer dans la lecture de la « Recherche » en toute innocence n’est décidément pas une tâche aisée. S’il semble difficile de feindre de découvrir l’épisode de la madeleine, première réminiscence vécue par l’auteur, tombée depuis dans le langage commun et symbolique de l’œuvre proustienne, il en va de même de nombreux personnages de la « Recherche », devenus des géants de la littérature auxquels il est régulièrement fait référence, des figures mythiques désormais familières. Nous attendons avec impatience chaque première apparition, vécue comme une épiphanie. Ainsi notre émotion est-elle grande quand, tout comme le narrateur, nous voyons surgir pour la première fois Gilberte enfant devant la haie d’aubépines roses : “Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses.” Un premier amour qui le hantera longtemps… Même sensation d’émerveillement devant la découverte d’Albertine, son second amour, sur la plage de Balbec, entourée de ses amies, ce groupe de jeunes filles en fleurs qui fascine tant le narrateur.

Il en va de même pour tous les personnages qui jouent un rôle dans l’existence du narrateur. Dès la première rencontre, ils sont décrits avec tant de force et de minutie qu’ils nous marquent à jamais. D’autant plus que l’auteur revient sans cesse à ces premières rencontres. L’apparition de la duchesse de Guermantes dans la chapelle de Gilbert le Mauvais – “une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve.”– ou de Saint-Loup dans la salle à manger du Grand-Hôtel de Combray, ce jeune homme blond, élancé, doté d’une grande élégance et d’une impertinence de jeune lion, qui semble courir après son monocle, suscitent dans notre esprit des images quasi cinématographiques et comme figées dans le temps.

D’ailleurs nombre de protagonistes revêtent également dans notre imaginaire les traits qu’ont pu leur prêter leurs interprètes de cinéma (3). Comment, en effet, donner à la jeune Odette de Crécy ou au Baron de Charlus, alors dans la force de sa maturité, une autre apparence que celle d’Ornella Muti et d’Alain Delon vus chez Volker Schlöndorff ? Mais ce sont avant tout les interprètes du très beau film de Raoul Ruiz, adaptation parfaitement réussie du dernier tome de la « Recherche », qui, par une distribution impressionnante de vraisemblance, semblent s’être fixés à jamais dans notre mémoire. Ainsi les visages d’Emmanuelle Béart, Chiara Mastroianni, Marie-France Pisier, Edith Scob, Pascal Gregorry, Vincent Pérez… viennent-ils se superposer aux descriptions de Gilberte Swann, Albertine Simonet, Madame Verdurin, la duchesse de Guermantes, Robert de Saint-Loup ou encore Morel.

Aux premières figures de Combray d’autres sont venues s’ajouter, rencontrées à Balbec ou à Paris, que nous suivons tout au long du roman. Parmi les 2500 personnages que comprend l’œuvre, nombre d’entre eux nous sont devenus si proches que nous avons le sentiment de les connaître intimement. Le génie de Proust est de nous faire entrer dans son monde, un monde de fiction qui, au départ, nous est totalement étranger, autant par l’époque que le milieu social dans lequel il se situe. Par la force de ses évocations, la subtilité de ses descriptions et ses incessantes répétitions, il nous y inclut pour ne plus nous en faire sortir.

Si les personnages évoluent dans un contexte historique précis, loin d’être anodin (l’affaire Dreyfus, la Grande Guerre) et qui les positionne face à des événements aujourd’hui lointains pour nous, l’étude de mœurs (l’homosexualité, masculine comme féminine) ou la jalousie, que l’auteur dépeint avec minutie, ont, elles, une portée tout universelle.
Si nous trouvons du charme au style de Proust et adhérons à la phrase proustienne, certains passages peuvent cependant paraître bien longs. Ainsi combien fut grande la tentation d’abréger le discours de Saint-Loup sur l’art militaire ! Et même, avouons-le, quelques pages sur les jeunes filles en fleurs qu’il nous semblait avoir déjà lues vingt fois tant l’auteur semble se répéter à leur sujet. Les volumes “La prisonnière” et “Albertine disparue”, dans lesquels le narrateur ne cesse de ruminer sa jalousie envers Albertine et se montre autoritaire et possessif à son égard, peuvent également agacer au plus haut point.
Il ne faut alors garder de Proust que le meilleur, les images qu’il a gravées en nous, les personnages et lieux, sources de poésie et de nostalgie : une haie d’aubépines, un homme éperdu d’amour pour une femme qui n’était pas son genre, une petite sonate, des catleyas épinglés à un corsage, des jeux d’enfants dans les jardins des Champs-Élysées, une élégante paradant au Bois de Boulogne, la plage de Balbec, une duchesse très en beauté parée d’une robe rouge et de souliers rouges, un petit pan de mur jaune  dans un tableau de Vermeer…

La rencontre de Charlus avec le giletier Jupien, leur attirance soudaine et réciproque, la dernière apparition de Swann malade à la soirée de la princesse de Guermantes, le deuxième séjour du narrateur à Balbec où il se rappelle sa grand-mère (“les intermittences du cœur”) sont des moments, parmi d’autres, qu’il semble impossible d’oublier tant ils sont puissants.

Mais le grand œuvre atteint incontestablement son apogée dans le dernier volume, aboutissement de tous les précédents, lorsque, les années ayant passé, les personnages évoluant dans l’univers du narrateur étant soit morts, soit terriblement éprouvés par l’âge, l’auteur fait à plusieurs reprises l’expérience du temps retrouvé. Ils se trouve subitement transporté dans le passé par une sensation particulière. Trébuchant sur deux pavés inégaux de la cour de l’hôtel des Guermantes, cette sensation fait surgir en lui le souvenir de Venise lorsqu’il avait trébuché de façon similaire sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc. Ces réminiscences d’instants de vie précieux lui donnent alors le sentiment de pouvoir isoler un peu de temps à l’état pur et d’accéder ainsi à l’immortalité. Ces résurrections de la mémoire le soustraient au moment présent avec un sentiment d’intemporalité. Il décide alors de convertir cette sensation en un “équivalent spirituel”, d’en faire une œuvre d’art. Ce temps perdu retrouvé deviendra une œuvre littéraire. “ Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. ”

À la fin du roman, grâce à cette mémoire qui transporte sans l’altérer le passé dans le présent, l’auteur va enfin pouvoir écrire l’œuvre que nous venons de lire. “ La vérité suprême de la vie est dans l’art” déclare-t-il. Pour le lecteur, la boucle est bouclée et ces quelques semaines de lecture emplie de si beaux fantômes auront permis une évasion plus que bienvenue.

Isabelle Fauvel

(1)  La collection folio des éditions Gallimard de “A la recherche du temps perdu” comporte 8 volumes : “Du côté de chez Swann”, “A l’ombre des jeunes filles en fleurs”, “Le côté de Guermantes I”, “Le côté de Guermantes II”, “Sodome et Gomorrhe”, “La prisonnière”, “Albertine disparue” et “Le temps retrouvé”.
(2)   Proust adapté à la scène, chronique du 15 février 2020 dans Les Soirées de Paris
(3)   Deux adaptations cinématographiques de l’œuvre proustienne : “Un amour de Swann” de Volker Schlöndorff (1984) et “Le Temps retrouvé” de Raoul Ruiz (1999).

 

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7 réponses à Le temps de lire Proust

  1. Jacques Ibanès dit :

    Tous mes compliments pour cette très éclairante évocation du monde de Proust. Lors du prochain confinement, vous pourrez passer de l’oeuvre à la vie de l’auteur (où on découvre quelques secrets de fabrication) en lisant la monumentale correspondance (24 volumes pour l’intégrale ou 2 volumes à la Pléiade pour l’abrégée)!

  2. Merci, Monsieur Ibanès, pour votre aimable commentaire. J’espère qu’il n’y aura pas de nouveau confinement, mais je garde l’idée des 24 volumes pour mes vieux jours… Je n’ai pas pour autant complètement quitté Proust car je lis en ce moment une biographie de Madame Proust.:) Bien cordialement,

    • Jacques Ibanès dit :

      Petite rectification : il n’y a « que » 21 volumes (j’en suis au 19ème…).
      Bien à vous et bonne continuation dans le monde de Proust.

  3. Claude Masson dit :

    Chère Madame,

    Que le temps de lire Proust s’étire dans le silence des longues heures d’un confinement ou dans les turbulences des heures volées aux contingences des jours ordinaires, c’est toujours un bonheur magique de se plonger dans cette Recherche… de nous-même par l’entremise de cette fresque si tourbillonnante. Chaque situation décrite par Marcel Proust est une palpitation intense pour les forces de l’esprit.
    Avez-vous déjà tenté, un soir de désoeuvrement, d’ouvrir l’un des volumes, de cette ouvre inclassable, n’importe où et de lire quelques pages dans le silence de la nuit, avec pour éclairage la seule flamme d’une bougie ? C’est une expérience qui n’a pas son pareil ! Elle secoue toutes les ombres endormies dans les mots et… avec le vacillement de la flamme, les personnages surgissent soudain, parés des atours de leur époque ; c’est-à-dire de celle que Marcel Proust avait lui-même voulu ressusciter et transcender pas à pas, son après son, image après image, avec toute sa sensibilité hors du commun.
    À propos de la biographie de Madame Proust, que vous lisez actuellement, est-ce celle d’Evelyne Bloch-Dano ? Parue chez Fasquelle en 2004, elle est considérée comme l’une des plus sérieuses et a même obtenue plusieurs prix. Si c’est bien celle qui vous occupe, vous serez, sans doute, étonnée de découvrir que par le biais d’une lointaine ascendance parallèle de Nathé Weil, père de Madame Proust, on trouve un certain… Karl Marx. Quant à la descendance de Robert, le frère de Marcel, sa fille unique, Suzanne, s’est unie à un fils de Juliette Rostand (sœur de Jean Rostand). Vous imaginez le poids du sang qui coule dans les veines des actuels descendants du frère de Marcel Proust : une goutte Marx, un flot Proust et de belles giclées Rostand…
    Quant à la maison de Tante Léonie à Illiers-Combray – qui n’est autre que la maison de la sœur du père de Marcel et Robert Proust, Elisabeth Amiot – si vous aviez l’envie de la voir ou de la revoir, il vous faudra patienter plusieurs longs mois, elle est enfin en restauration complète. Comme pour la maison de Colette, à Saint-Sauveur-en Puisaye, les papiers peints connus par Marcel Proust sont refaits par une entreprise tourangelle qui travaille avec acharnement à cette commande…
    Belle découverte de cette Madame Proust qui parlait couramment anglais et qui traduisit de la meilleure façon Ruskin pour que son « Petit Marcel » comprenne toute les subtilités de la pensée ruskinienne et qu’il livre cette préface éclairée de la Bible d’Amiens.
    C. M.

  4. ISABELLE FAUVEL dit :

    Cher Monsieur,
    Je vous remercie pour votre message. Oui, il s’agit bien de la biographie d’Evelyne Bloch-Dano, en tout point passionnante !
    Bonne journée,

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