Ce ne pouvait être qu’un bel enterrement. En imaginant la journée du 10 janvier 1907 à Montbrison (Loire), lors des funérailles du poète Henry J.-M. Levet, Frédéric Vitoux suppose que la foule devait arborer des « têtes de circonstance ». Et il en profite pour préciser que la tête de circonstance est « la base même de la vie en société », une « affaire de politesse ». On aurait tendance à se moquer de ceux qui adaptent automatiquement leur visage à un contexte donné mais Frédéric Vitoux au contraire, estime qu’il faut féliciter ceux qui font de cet usage un geste d’urbanité.
En 2018, l’académicien s’est attaqué non sans bravoure, à retracer l’itinéraire de ce poète très mal connu qu’était Henry J.-M. Levet. Il a intitulé son récit « L’express de Bénarès », en allusion à un manuscrit disparu, pour peu qu’il ait vraiment existé.
Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue s’étaient déjà, en 1911, attaqué au sujet. Ils allèrent chez les parents de Henry J.-M. Levet afin d’en savoir davantage sur cet homme dont il n’existe qu’une photo en tout et pour tout. Le père était une figure politique locale, influente au point d’avoir obtenu pour son fils quelques postes de représentation diplomatique de troisième ordre, mais quand même. Malheureusement, le voyage des deux écrivains fut un échec dans la mesure où la famille avait fait place nette. Toute correspondance (et peut-être le fameux manuscrit de « L’express de Bénarès »), avait disparu.
C’est dire que Frédéric Vitoux a eu bien du mal dans son enquête à reconstituer la vie d’un écrivain dandy, original et maritime, qui n’avait laissé que quelques plaquettes à la disposition d’une postérité ingrate. Sans compter un recueil de « Cartes postales » à la modernité à la fois attachante et précoce. Ainsi cet opus numéro un, titré « Outwards » qui commençait de la sorte:
« L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crime,
Dans cette mer plate comme avec la main ».
Pour Frédéric Vitoux, Levet n’était pas un poète ordinaire au sens où on l’entendait à l’époque. « Il ne s’époumonait pas, dit-il, en trémolos pathétiques, il ne s’emparait pas de sa lyre avec des langueurs inspirées (une lyre, qui a jamais vu une lyre?), il ne convoquait pas ses muses (une muse, qui a jamais vu une muse?), il se fichait du Parnasse ou de l’Éternité, il ne nous tartinait pas ses mélancolies, ses douleurs d’amant déçu ou ses épreuves d’exilé inconsolable, à longueur d’alexandrins au garde-à-vous ».
L’auteur est allé partout où il était possible de trouver quelque ingrédient à se mettre sous la plume. Il a déniché la maison familiale de Montbrison transformée en agence du Crédit Agricole. Il est allé constater que le caveau familial tombait en ruines et a réussi à obtenir du maire d’alors, une rénovation. Mais il a bien été obligé de convenir qu’au fur et à mesure de sa progression, son investigation voyait les contradictions s’amonceler, les témoignages se raréfier, les proches se défiler. Nonobstant, il a en a fait un livre qui permet à l’imagination de combler les creux, de donner quelques contours à la silhouette d’un jeune homme dont on ne peut même pas certifier tous les déplacements exotiques. Il faut donc piocher des indices dans sa poésie et se souvenir qu’au fond, à l’instar de Blaise Cendrars quand il évoquait sa « Prose du Transsibérien »: «Qu’importe si j’ai pris ce train, puisque je l’ai fait prendre à des milliers de gens.»
Là où Levet et finalement Vitoux font plus fort encore, c’est qu’ils arrivent à nous faire prendre place à bord de l’Express Bénarès dont rien que le titre il est vrai, prête à rêver. Il y a fort à parier que les récits biographiques sur le poète sont amenés à se raréfier. La notoriété de l’académicien n’a sans doute pas été de trop afin de convaincre l’éditeur Fayard de se lancer dans une publication qui ne pouvait être promise au succès. Son ouvrage désépaissit à peine un mystère qui entend le rester et c’est sans doute mieux ainsi. Car le charme, au sens ancien et actuel du mot, reste intact. Quelque chose fonctionne toujours.
Grâce aux traces administratives, on en apprend heureusement un peu plus que s’il s’agissait d’un trouvère mérovingien. Car Levet est bien né en 1874 à Montbrison et il est bien mort à Menton d’une tuberculose à la fin de l’année 1906. Les registres d’état-civil en font foi. D’autres archives attestent que le père, maire et député, avait obtenu pour son fils le financement d’une mission un peu vaseuse portant sur les « les origines hindoues de l’art Khmer ». Il s’en acquitta très mal au point de faire rédiger à son retour un rapport par une plume de l’ombre qui alla chercher de quoi donner le change au moyen d’une « bonne dizaine de feuillets ». Quand il en prit connaissance en 1899, le directeur de l’École coloniale, en était arrivé à la conclusion qu’il avait eu là, sous ses yeux, « un travail dépourvu de toute valeur ». Mais Henry J.-M. Levet (né Henri) était un poète qui préférait de toute évidence écrire qu’à « Lahore, par 120 degrés Farenheit,/ les docteurs Grant et Perry font un match de racket. » Tandis que « Les railways rampent dans la jungle ensoleillée… ».
Frédéric Vitoux a découvert Levet à l’âge de 17 ans. Il a réalisé que son grand-père avait sans doute emprunté en 1903, le même trois-mâts motorisé (L’Armand-Béhic) que le poète itinérant. C’était assez, avec une œuvre poétique discrète mais remarquablement moderne, pour qu’il décidât d’en faire une obsession durable. Dont il s’est finalement délivré en 2018.
PHB
« L’Express de Bénarès », Frédéric Vitoux, éditions Fayard