Ô combien cet assemblage de mots résonne aujourd’hui dans ce Paris qui redoute le plus simple agrément de la flânerie. Il est extrait du « Musicien de Saint-Merry », un poème de Guillaume Apollinaire que nous publions aujourd’hui en hommage opportun au fondateur et à l’animateur des Soirées de Paris. Ce texte a été publié pour la première fois en avril 1918, dans un recueil intitulé Calligrammes et dédié à son ami René Dalize, mort au combat un an plus tôt. Cette joie d’errer, il l’avait déjà évoquée dans le recueil « Alcools » paru en 1913 sous une forme un peu différente et qui disait notamment « J’erre à travers mon beau Paris sans avoir le cœur d’y mourir ». Le poète qui avait tant aimé respirer l’air de cette ville avait fini par y contracter à l’automne 1918 la souche virale H1N1 de la grippe espagnole, celle qui devait provoquer des dizaines de millions de morts. Un microbe qui tuait sans discernement avec une dilection particulière pour les organismes déjà affaiblis par la guerre.
Le musicien de Saint-Merry
J’ai enfin le droit de saluer des êtres que je ne connais pas
Ils passent devant moi et s’accumulent au loin
Tandis que tout ce que j’en vois m’est inconnu
Et leur espoir n’est pas moins fort que le mien
Je ne chante pas ce monde ni les autres astres
Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres
Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir
Le 21 du mois de mai 1913
Passeur des morts et les mordonnantes mériennes
Des millions de mouches éventaient une splendeur
Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles
Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher
Jeune l’homme était brun et de couleur de fraise sur les joues
Homme Ah! Ariane
Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas
Il s’arrêta au coin de la rue Saint-Martin
Jouant l’air que je chante et que j’ai inventé
Les femmes qui passaient s’arrêtaient près de lui
Il en venait de toutes parts
Lorsque tout à coup les cloches de Saint-Merry se mirent à sonner
Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine
Qui se trouve au coin de la rue Simon-Le-Franc
Puis Saint-Merry se tut
L’inconnu reprit son air de flûte
Et revenant sur ses pas marcha jusqu’à la rue de la Verrerie
Où il entra suivi par la troupe des femmes
Qui sortaient des maisons
Qui venaient par les rues traversières les yeux fous
Les mains tendues vers le mélodieux ravisseur
Il s’en allait indifférent jouant son air
Il s’en allait terriblement
Puis ailleurs
À quelle heure un train partira-t-il pour Paris
À ce moment
Les pigeons des Moluques fientaient des noix muscades
En même temps
Mission catholique de Bôma qu’as-tu fait du sculpteur
Ailleurs
Elle traverse un pont qui relie Bonn à Beuel et disparaît à travers Pützchen
Au même instant
Une jeune fille amoureuse du maire
Dans un autre quartier
Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs
En somme ô rieurs vous n’avez pas tiré grand-chose des hommes
Et à peine avez-vous extrait un peu de graisse de leur misère
Mais nous qui mourons de vivre loin l’un de l’autre
Tendons nos bras et sur ces rails roule un long train de marchandises
Tu pleurais assise près de moi au fond du fiacre
Et maintenant
Tu me ressembles tu me ressembles malheureusement
Nous nous ressemblions comme dans l’architecture du siècle dernier
Ces hautes cheminées pareilles à des tours
Nous allons plus haut maintenant et ne touchons plus le sol
Et tandis que le monde vivait et variait
Le cortège des femmes long comme un jour sans pain
Suivait dans la rue de la Verrerie l’heureux musicien
Cortèges ô cortèges
C’est quand jadis le roi s’en allait à Vincennes
Quand les ambassadeurs arrivaient à Paris
Quand le maigre Suger se hâtait vers la Seine
Quand l’émeute mourait autour de Saint-Merry
Cortèges ô cortèges
Les femmes débordaient tant leur nombre était grand
Dans toutes les rues avoisinantes
Et se hâtaient raides comme balle
Afin de suivre le musicien
Ah! Ariane et toi Pâquette et toi Amine
Et toi Mia et toi Simone et toi Mavise
Et toi Colette et toi la belle Geneviève
Elles ont passé tremblantes et vaines
Et leurs pas légers et prestes se mouvaient selon la cadence
De la musique pastorale qui guidait
Leurs oreilles avides
L’inconnu s’arrêta un moment devant une maison à vendre
Maison abandonnée
Aux vitres brisées
C’est un logis du seizième siècle
La cour sert de remise à des voitures de livraisons
C’est là qu’entra le musicien
Sa musique qui s’éloignait devint langoureuse
Les femmes le suivirent dans la maison abandonnée
Et toutes y entrèrent confondues en bande
Toutes toutes y entrèrent sans regarder derrière elles
Sans regretter ce qu’elles ont laissé
Ce qu’elles ont abandonné
Sans regretter le jour la vie et la mémoire
Il ne resta bientôt plus personne dans la rue de la Verrerie
Sinon moi-même et un prêtre de Saint-Merry
Nous entrâmes dans la vieille maison
Mais nous n’y trouvâmes personne
Voici le soir
À Saint-Merry c’est l’Angélus qui sonne
Cortèges ô cortèges
C’est quand jadis le roi revenait de Vincennes
Il vint une troupe de casquettiers
Il vint des marchands de bananes
Il vint des soldats de la garde républicaine
Ô nuit
Troupeau de regards langoureux des femmes
Ô nuit
Toi ma douleur et mon attente vaine
J’entends mourir le son d’une flûte lointaine
Guillaume Apollinaire
La disposition du texte ci-dessus reprend celle de l’édition grand format de Calligrammes parue fin 2014 chez Gallimard avec le concours scientifique de Madame Claude Debon qui détaillait d’ailleurs dans un texte, les principes choisis de mise en page. Ce livre recommandable (et beau) avait fait l’objet, le 15 janvier 2015, d’une chronique dans Les Soirées de Paris. PHB
Comment ne pas dire merci, cher Philippe? Pour le « Musicien de Saint-Merry » et son Paris insolite et quelque peu diabolique, et pour avoir utilisé et cité mon édition, ce qui me fait plaisir. Claude Debon
Bien émouvant à lire ou à relire, merci Philippe.
Merci Philippe pour cet article parfaitement opportun sur « la joie d’errer’ ! La prochaine fois que je passerai devant St Merry, j’y lirai cet émouvant poème …