Il y a de toute évidence quelqu’un dans Paris qui s’acharne à essaimer des livres variés, ayant décidé depuis un ailleurs inconnaissable, qu’il était temps de reparler de celui-là. Et le plus étonnant dans ce livre d’André Salmon sur Modigliani, imprimé en 1968, c’est d’abord la couverture. En effet, le soin de tirer le portrait de l’artiste a été confié à une certaine Henriette Munière, davantage connue pour illustrer les couvertures de livres pour enfants et notamment la série du « Clan des sept », due à la romancière Enid Mary Blyton. Concernant Henriette Munière, on ne sait pratiquement rien. Son CV se résume à une collection d’images sages.
Journaliste, poète, écrivain, ami d’Apollinaire et de beaucoup d’autres, André Salmon (1881-1969) a sur la dernière partie de sa vie produit ses « Souvenirs sans fin », assez justement titrés au demeurant, dans la mesure où il dévide ses abondantes mémoires sans jamais donner l’impression d’en voir le bout. Il écrit comme ça lui vient, pratiquement sans respirer. Il a tant à dire, lui qui a connu les grandes heures du Bateau-Lavoir à Montmartre, puis celles de Montparnasse entre Le Dôme et la Rotonde. Dans son « Modigliani », d’abord édité en 1957 puis réédité en 1968, il doit bien broder un peu, surtout quand il reconstitue de nombreux dialogues. Mais il faut bien admettre que c’est de la fine broderie et qu’il en avait sûrement assez entendu pour donner à ses restitutions un parfum d’authenticité. Tout cela forme une ambiance bienvenue au point que l’on se surprend à entendre, sur les boulevards, les éclats de voix de Modigliani et de ses pairs.
On apprend au hasard des pages qu’il emmena un jour Apollinaire à Chelles, en banlieue parisienne, dans la maison du père de Salmon qu’ils surprirent à tailler ses rosiers. En soi l’information ne vaut pas grand chose sauf qu’elle témoigne d’un compagnonnage qui devait durer jusqu’en 1918. Apollinaire lui dédiera un beau poème lors de son mariage, dans lequel il proclamait, « On a pavoisé Paris parce que mon ami André Salmon s’y marie » (1). Les souvenirs de Salmon sont faits pour être glanés et pris tels quels sans que leur somme ne fasse un total et encore moins un bilan.
En suivant ses pas qui suivent eux-mêmes ceux de Modigliani, on apprend incidemment comment il était facile de se procurer des drogues variées dans cette société parisienne qui ne s’inquiétait pas vraiment des méfaits de la toxicomanie. Au demeurant Modigliani préférait boire mais il consommait également du cannabis voire de la cocaïne. Et donc l’auteur nous explique que rue Croix des Petits Champs, chez « Le Chinois » qui n’en était pas un, il suffisait d’aller à la caisse, de déposer sur le bois « la somme de vingt-cinq francs » et de demander « une petite boîte ». Laquelle contenait ce que l’on voulait y compris de l’opium. Salmon cite aussi à ce propos une certaine Manon qu’un marin avait initié à l’opium. Cette Manon que René Dalize, le « plus ancien des camarades » de Guillaume Apollinaire, avait surnommée le « Malherbe (poète, 1555-1628 ndlr) de la prostitution ».
Écrivant comme s’il parlait d’un bistrot, tel un intellectuel disert, accoudé au zinc face à n’importe quel interlocuteur disposé à l’écouter, Salmon vide son sac avant que ça ne fermente. Il raconte que l’on pouvait trouver Manon à la Closerie des Lilas ou à son domicile de la rue de Douai, là où elle avait l’habitude de recevoir non seulement l’auteur mais encore Picasso ou Apollinaire. Lesquels venaient tirer sur le bambou.
Et Salmon se souvient qu’un jour, Manon l’avait abordé place du Tertre pour lui dire à quel point elle était sensible à la beauté de Modigliani, « avec sa crinière courte, avec ses yeux à peine éteints par la touffiane (pipe à opium ndlr) ». Elle ajoute, « je crois qu’il mordrait au truc et aussi j’aurais du plaisir, après quelques pipes bien tassées, à couler mes doigts dans sa chevelure orientale ». Pour susciter un tel stratagème de la part d’une femme, Amadeo avait sûrement du charme à revendre, même quand il était saoul.
Ce livre est comme la projection d’un film qui n’a jamais existé et c’est en ce sens qu’il est précieux. On suit docilement le guide qui s’applique à nous faire croire que nous étions également de la partie. Salmon nous ouvre les portes des logements et garnis dans lesquels Modigliani vivait fort modestement. Il nous présente ses femmes telle Béatrice Hastings, poétesse sans poèmes et surtout Jeanne Hébuterne (possiblement l’objet de la « Femme aux yeux bleus », peinture ci-contre), qui accompagna l’artiste jusqu’à la fin, tout autant tragique que prématurée.
André Salmon qui a côtoyé Modigliani jusqu’à sa sépulture du Père-Lachaise, a écrit ces pages en son dernier domicile de Sanary-sur-Mer, ville de la côte varoise. Il conclut son ouvrage par la narration de la réouverture du tombeau afin que « Jeanne se recouche auprès de lui, celle qui devant la mort se mit d’accord avec le bien-aimé pour une joie éternelle ». André Salmon quant à lui, a expiré son tout dernier souvenir à Sanary.
PHB
(1) « Ni parce que nous fumons et buvons comme autrefois
Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes
L’amour qui emplit ainsi que la lumière
Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes
L’amour veut qu’aujourd’hui mon ami André Salmon se marie »
Extrait final de « Poème lu au mariage d’André Salmon » le 13 juillet 1909 par Guillaume Apollinaire et paru dans « Alcools » en 1913
Outre le plaisir de l’article, il y a l’extrait du poème d’Apollinaire que j’avais jadis emprunté (en le citant, non par honnêteté mais par contamination) pour conclure le petit discours de témoin que j’avais justement prononcé au mariage d’un ami.
Et le revoyant ainsi, il me vient qu’il y a quelque chose de théologique dans ces lignes.
Je ne sais si l’auteur des « Onze Mille Verges » a suscité des études dans ce domaine mais si son éducation et son érudition lui ont apporté des connaissances en matière religieuse, gageons que l’intuition de poète reste le plus sûr chemin vers des mystères qui nous dépassent.