On imagine que Jean Echenoz a quand même dû puiser à différentes sources bibliographiques afin d’imaginer les dix dernières années du musicien. Un roman extraordinairement bien rédigé qui nous embarque de la même façon que Ravel lorsqu’il s’apprête, en 1928, à prendre un paquebot pour New York. Il part en tournée et une fois installé dans sa cabine de première classe, il vérifie qu’il n’a rien oublié, ni « sa petite valise bleue bourrée de Gauloises » ni ses « soixante-quinze cravates et vingt-cinq pyjamas ». Ce musicien n’aime pas le négligé jusqu’à refuser de monter sur scène un soir de concert à Chicago, parce qu’il n’avait pas les chaussures adéquates. Après avoir lu l’ouvrage d’Echenoz paru en 2006, difficile de ne pas se prendre d’affection pour l’auteur du Boléro.
Ce n’est pas tous les jours que, sur un coup de hasard, un si joli livre échoit à celui qui cherchait tout à la fois une distraction et un sujet de chronique. Le récit romancé débute le jour du départ, au domicile de Ravel, à Montfort-l’Amaury. D’emblée Echenoz plante un décor et une ambiance qui forcent l’adhésion. Hélène Jourdan-Morhange est venue le chercher avec sa petite Peugeot 201. Elle l’emmène à Saint-Lazare car c’est de là que l’on partait vers l’Amérique, via Le Havre et Southampton. En attendant le train spécial, ils se réconfortent au bar du Critérion, ce lieu notamment connu pour être fréquenté par des jockeys et aussi quelques années auparavant par Apollinaire. Ravel monte enfin dans le train, seul.
Il a cinquante-deux ans et partage avec Stravinsky, selon Echenoz, la place de musicien « le plus considéré au monde ». À bord il participe aux différentes réjouissances de la croisière, va au cinéma et se tient au courant à l’aide d’un quotidien imprimé dans les cales. On donne un concert en son honneur « mais c’est non loin d’un groupe de jazz que Ravel, attentif à cet art neuf et périssable, passe quant à lui la plupart de sa nuit, parmi les américains saouls ». Au terme d’un voyage de six jours seulement, on lui tend un livre d’honneur à parapher. Un moment que saisit Echenoz pour laisser libre cours à sa plume si drôlement inspirée. Sans doute a-t-il consulté le registre. On pourrait en jurer lorsqu’il moque gentiment en ces termes tous ceux qui ont en profité pour calligraphier noir sur blanc leur ego: « Le plus souvent dissuasives de tout espoir de lisibilité, elles consistent en interminables paraphes ornés de boucles, arabesques, spirales, allers-retours, virages en tous sens, comme des patineurs sur glace ivres morts (…). » On cède sans résistance à cette prose attachante.
À New York, comme Ravel ne comprend pas l’anglais, on l’a flanqué du premier violon du Boston Symphony. Il lui tiendra lieu d’interprète tout au long des multiples interviews qui garnissent son agenda. Il va zigzaguer en train dans cette Amérique incorrigible qui vient d’exécuter à la chaise électrique deux innocents, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti (absous en 1977). C’est aussi une Amérique ferroviaire dont Echenoz décrit les plus beaux spécimens de trains. Lesquels ont pour noms Zephyr ou San Francisco Overland Limited. Il évoque d’ailleurs cette locomotive au design exubérant, « sa motrice carénée au profil de fusée », équipée d’un « phare central cyclopéen ». Il y avait à bord de quoi voir des films, danser, écouter de la musique et même se faire manucurer.
Ce livre brosse le portrait d’un musicien insomniaque, lequel débordé par tout ce temps disponible, s’ennuie. Le désœuvrement « peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles, confectionner des cocottes en papier » ou encore modeler des canards avec de la mie de pain. Quand il n’est pas à Paris ou ailleurs, Ravel va à Saint-Jean de Luz, la région où il est né, en 1875. C’est là-bas que se décide un événement extraordinaire, né d’une épineuse question de droits d’auteur. Comme il ne peut pas orchestrer « Ibéria », à la demande de Ida Rubinstein, il se met au travail et accouche du Boléro, « un petit truc en ut majeur ». Echenoz introduit habilement la longue genèse de cette œuvre célèbre, indexée sur les lois de la mécanique. Un jour Ravel passera avec son frère près d’une fabrique du Vésinet et lui dira « tu vois, c’est là l’usine du Boléro ».
Le seul mystère qui reste entier c’est sa relation aux femmes. On ne lui connaît pas de liaison sérieuse. Lorsqu’il fait un jour une proposition de concubinage, la personne concernée lui rit au nez. Il aura la même attitude face à une grande bringue qui, à l’inverse, lui proposera une vie maritale, à lui qui atteignait tout juste le mètre soixante. Echenoz ne fait que suggérer, à propos du personnage, la fréquentation des prostituées dans une brasserie de la Porte Champerret. L’amour ne s’élèvera « jamais au-dessus du licencieux » lui fait dire l’auteur multi-primé.
Ce récit de type ascensionnel ne redescend, sur les dernières pages, qu’avec la fin tragique du musicien. Il y a d’abord un accident de la circulation dont Ravel sort blessé. Et puis petit à petit, il perd ses moyens physiques et intellectuels. L’épilogue de sa vie est bien triste. Dans ce livre, Ravel apparaît comme homme génial, solitaire, fantaisiste, intraitable sur l’élégance de sa mise, ingrat parfois, épuisé par les insomnies, déconcertant et déconcerté, créateur de cocktails à la formule secrète.
En 1914, il s’entêta durant des mois à se faire engager. Il ne faisait ni le poids, ni la taille. De guerre lasse, on le prit paradoxalement comme conducteur de camion blindé, transporteur de canons. On ne le distinguait plus dernière un volant « trop gros ». Mais il faisait face, à la guerre comme dans la vie.
PHB
« Ravel », Jean Echenoz, Les Éditions de Minuit
Lire aussi sur Les Soirées de Paris « Ravel à hauteur d’homme » par Françoise Objois
Merci cher Philippe Bonnet pour cet exposé détaillé, un supplément fort bien venu à l’article de F. Objois, décidemment nous n’avons pas encore terminé à nous enrichir via Les Soirées de Paris de la vie hors du commun de Maurice Ravel. Encore une fois une lecture matinale jubilatoire vite partagée avec des amis mélomanes.
Merci, Philippe, d’avoir remémoré en moi une lecture qui m’avait tant réjouie à l’époque. Je ne suis pas étonnée que ce Ravel vous ait séduit. C’est un petit bijou.
Merci pour ce papier qui donne envie de relire le livre d’Echenoze, qui mérite bien les qualificatifs que vous lui attribuez. Ravel était un homme atypique. Il est le seul à avoir refusé la Légion d’honneur et demandé à ce que le décret en soit annulé. Ce qui fit scandale. Depuis, l’économiste Thomas Piketty l’a suivi en 2015.
J’avais lu, est-ce dans ce livre, que Ravel l’avait refusée car, au lieu de médailles, il aurait préféré recevoir des commandes de l’Etat. Mais on sait que l’Etat n’est en général pas à la hauteur pour reconnaître ses génies. Un autre exemple criant en est Picasso.
On dit qu’Erik Satie, pourtant en froid avec lui, aurait dit: «Monsieur Ravel refuse la Légion d’honneur, mais toute sa musique l’accepte.» J’avais retenu une réplique que je trouve (encore) plus pertinente et bien dans le genre de Satie à l’humour froid et mordant : « Refuser la Légion d’honneur, c’est bien, encore faudrait-il ne pas la mériter. »
Excellent Satie qui avait dit aussi : « Si vous voulez vivre longtemps, vivez vieux ». Ce genre d’humour manque. PHB
Après la lecture de ce beau roman, je conseille la visite de l’étonnante maison du musicien à Montfort-l’Amaury. Après la mort de Proust, Céleste Albaret en fut la gardienne. Et l’on pourra s’amuser à rechercher dans le village la maison où Colette qui collabora avec Ravel (« L’enfant et les sortilèges ») vécut quelque temps…
Quel plaisir de vous lire Philippe Bonnet, délicieux moment à lire votre magnifique article.
En 2006 Jean Echenoz s’empare des pyjamas de Ravel pour les coucher dans un roman consacré au musicien ; en 2017, un événement burlesque, survenu dans la Maison de Montfort-L’amaury, aurait pu entrainer l’écriture d’une histoire titrée : La Maison des Sortilèges !
Tout commence par une envie… celle de la grande pianiste argentine Martha Argerich, qui rêvait de visiter la maison de Maurice Ravel. Son ex-mari, Charles Dutoit, membre du Comité d’honneur de la Fondation Maurice-Ravel, habitué des lieux depuis les années 1960, tente de satisfaire ce désir de pianiste. Avec leur fille, Annie Dutoit, il organise donc une visite privée de la petite maison. C’est ainsi que le 27 janvier 2017, à l’occasion d’un passage de la pianiste à Paris, la maison s’ouvre au caprice de la Dame. À peine Martha et Les Dutoit, père et fille, sont-ils dans la chambre à coucher de Maurice Ravel que la police fait irruption jetant tout ce beau monde dehors. La guide du musée avait-elle commis quelque erreur, signalée discrètement par une langue mauvaise ?? Il est vrai que la « vraie visite » était prévue pour le début de l’après-midi… Qu’à cela ne tienne, les trois visiteurs sont de retour, de bonne humeur, pour l’heure convenue. Une jeune femme de la « Maison du Tourisme » est là ainsi que l’adjointe à la Culture de la mairie de Montfort. Apercevant des appareils photos, Patricia Guerlain, l’ajointe, membre de la célèbre famille au nez… raffiné, s’emporte : « pas de photographies dans la maison et surtout pas question de toucher au piano !! » Est-il utile de préciser que le ton monte de quelques… notes. Ça ne sent plus le parfum et Patricia Guerlain prend la porte en criant : « Eh, bien faites comme chez vous ! » Martha en profite pour faire sonner le piano en jouant un mouvement du concerto en sol et quelques mesures, à quatre mains, de Ma Mère l’Oye. À ce moment précis, les agents de la sécurité municipale font irruption… Le maire, mis au parfum, par la dame Guerlain a sommé la garde de faire évacuer les lieux. Une rumeur de cambriolage, circule en ville…
En conséquence : la gardienne-guide de la Maison Ravel est licenciée. Dans la foulée les serrures des portes d’accès sont changées et sur la porte d’entrée une petite pancarte prévient les visiteurs « qu’à la suite d’un dégât des eaux, la maison restera fermée le temps des réparations… »
Moralité : on ne rigole pas avec ceux qui s’aventureraient à laisser une main courir sur le clavier du piano Erard de Ravel, fussent-ils de grands interprètes. Jean Echenoz le savait déjà lorsqu’il y vint en 2005/2OO6.
Colette avec son papier bleu et sa plume magique aurait sans doute fait sortir bien des sortilèges de cette maison de poupée…
Bonne anecdote, merci à vous. PHB
Il y a aussi le litige non réglé à ce jour
de l’héritage et des héritiers de Ravel?
Où en est-on de l’imbroglio judiciaire ?
il y a eu, il y a quelques années une belle mise en scène du roman d’Echenoz, dans un merveilleux théâtre du XI° arrondissement à Paris , les Athévains.
Tout baignait dans un bleu Klein et l’échelle des choses et objets était très amusante , sans doute par allusion à la petite taille de Ravel.
Du grand art.
Bonjour,
Votre récit concernant l’envie de Martha Argerich de jouer sur le piano de Ravel, me pousse à raconter une anecdote qui m’est arrivée. Visitant cette maison avec mon épouse, dans les années 90 (de mémoire la maison était ouverte aux visites depuis peu), en fin d’après-midi, nous nous retrouvons tous les deux, seuls à visiter. La guide propose alors de fermer boutique et de nous guider. Arrivés dans le salon de Ravel où se trouve le piano, elle nous demande si nous sommes musiciens. Moi non, juste amateur, mais mon épouse a joué beaucoup de piano dans sa jeunesse et pianote à l‘occasion. La guide propose alors d’enlever le plexiglas qui recouvre le clavier et j’encourage mon épouse à aller jouer, occasion unique s’il en est.
Il y a peu (fin 2019) je retourne visiter cette maison (j’y vais régulièrement avec toujours autant de plaisir) avec une amie. Je raconte cette anecdote à la guide qui me dit (en substance) « Oui, je vois de qui vous voulez parler, elle proposait cela à tout le monde et elle a fini par être virée. » J’étais alors un peu attristé que, ce que je croyais avoir été un moment unique, était une coutume de la dite guide. Mais maintenant que j’apprends que la grande Martha Argerich était du lot, cela me remonte le moral !
Merci à ce site de nous donner l’occasion de tels échanges !