« We have temporarily closed ». L’un des plus importants musées d’art moderne est fermé pour les raisons que l’on devine. Et pourtant, il est possible de se transporter facilement sur la 53e rue, entre les cinquième et sixième avenues à New York. Non pas en allant sur Internet, car l’exercice est vite lassant, mais en feuilletant l’imposant catalogue du Museum of Modern Art, édité en 1984. Un voyage exceptionnel dans le temps qui n’oblige au franchissement d’aucun portique de sécurité pas plus que de subir un décalage horaire de 36 ans. Sans connexion wifi profitez du voyage, « enjoy the ride » comme disait Jack Nicholson dans le film « Terms of Endearment » en 1983, à peu près la même année que l’ouvrage en question. Lequel nous présente pas moins de 1070 œuvres via une embardée jouissive (ci-dessus « L’homme au chapeau », Picasso 1912) depuis les débuts de l’art moderne jusqu’à l’univers de la photographie et du cinéma.
Cet album sortant de l’ordinaire montre d’emblée que le lieu de naissance de l’art moderne est bien la France et plus particulièrement Paris. Son épanouissement a duré jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Matisse garnit la couverture mais dans les pages intérieures, Picasso est partout, précédant même les quelques pages consacrées aux impressionnistes. Il faudra bien un jour et au passage, réintégrer ces derniers à la place importante qui leur est due dans le cheminement artistique du 19e siècle à nos jours. Précisément, le musée abrite une admirable toile de Georges-Pierre Seurat, réalisée en 1890 et représentant le port de Gravelines (Hauts-de-France). On ne peut qu’être frappé par le profond renouvellement du style qui s’opérait alors sous la plume du peintre.
Si le mot trésor a un sens il convient parfaitement aux collections du MoMA qui ne s’est pas trompé en accueillant par exemple deux superbes toiles de Henri Rousseau « Le rêve » et la « Bohémienne endormie ». Certains l’avaient cru par trop naïf et même un brin simplet. Comme ils se trompaient. Et voilà Derain, Braque, Rouault, Modigliani, Brancusi, Schiele, Soutine, Kandinsky, Klee, Delaunay, Léger, Chagall, Duchamp et Picasso omniprésent on l’a dit, notamment avec ses « Demoiselles d’Avignon », l’un des premiers jalons de la peinture cubiste. Dans un commentaire, le musée a fait un choix. Celui d’attribuer aux « Trois musiciens » de Picasso (1921) « l’apogée » de son style cubiste. Ce catalogue est un banquet, un festin d’art moderne qui n’oublie, dans cette première partie, presque personne.
Et surtout pas Apollinaire qui avait tout préfiguré, y compris l’essor du cinéma. Le musée abrite l’une des maquettes en métal du portrait de l’écrivain. Celle que Picasso avait conçue sur demande afin d’orner le square Laurent Prache à Saint-Germain-des-Prés. Une œuvre splendide par sa démesure spatiale laquelle avait été malheureusement rejetée à la fin des années cinquante car jugée trop moderne. Un comble. L’album cite à ce propos un commentaire malconnu de Picasso confiant à l’artiste britannique Roland Penrose une remarque désabusée: « Qu’attendaient-ils de moi, une muse tenant un flambeau? ». C’est d’ailleurs une muse de Picasso, Dora Maar, qui finira dans le square Laurent Prache. Elle n’avait rien à voir avec Apollinaire mais les amis de l’écrivain ont bien dû se contenter de l’ironique cadeau. Pour ceux qui voudraient connaître la fameuse maquette (1), elle est également visible au musée Picasso, à Paris.
Le département d’architecture et de design du MoMA qui nous est donné à voir après la peinture et la sculpture est pour le moins remarquable. Une platine tourne-disque siglée Beogram (1974) ou encore une machine à visionner des vidéos par la marque Olivetti (1966) , démontrent comment l’industrie est à même d’associer le beau et l’utile quand ces deux notions ne sont pas tout simplement consubstantielles. Il y a du beau caché dans nos salons et nos cuisines. Ces pages nous le rappellent pertinemment.
En matière de photographie, l’œil est également à la fête avec un beau tirage de Man Ray (« Nude », 1929) ou bien encore pêle-mêle des œuvres de Brassaï, André Kertesz, Berenice Abbott, Henri Cartier-Bresson ou Dorothea Lange (2) celle qui avait su mettre son art au service de la cause humaniste en général et migratoire en particulier.
Dès le départ en 1929, lorsque l’idée de construire un musée dévolu aux arts visuels avait germé, un certain Alfred Barr (1902-1981), historien d’art, avait indiqué que l’ensemble devait comporter « a department of motion pictures », c’est à dire du cinéma. Les pages du catalogue nous montrent la fameuse lune de Georges Méliès éborgnée dès 1902 par un engin précurseur du LBD ou l’indispensable Charlie Chaplin dans « The Kid » (1921) et même Belmondo et Jean Seberg dans « À bout de souffle ».
C’est le côté parfaitement enthousiasmant des collections du MoMA que son éclectisme, lequel nous fournit à la fois des choses qui nous sont familières et d’autres moins connues mais la plupart du temps étonnantes. La vitalité de ce musée va à l’encontre d’une opinion récurrente selon laquelle un musée est avant tout un mausolée, un lieu de stockage et de dépérissement. Avec son puissant pouvoir dérivatif, sa capacité d’emport, sa faculté d’élévation spirituelle, ce catalogue prouve tout le contraire.
PHB
(1) À propos du projet de monument Apollinaire sur Les Soirées de Paris
merci pour cet article incisif, cette déclaration d’amour aux musées !
Cette période-excusez la platitude de cette réflexion-nous incite à revisiter nos propres cheminements dans les arts. Cet article ne peut que faire écho aux préoccupations de nombre d’entre nous…