Je ne me suis pas précipitée pour lire « Le Consentement » de Vanessa Springora au début de l’année parce qu’il fait partie de ces livres devenus des phénomènes médiatiques dont on se dit qu’on sait pratiquement déjà tout. Rappelez-vous : il s’agit du premier livre de la directrice des éditions Julliard dénonçant l’emprise sexuelle et psychologique dont elle a été l’objet, entre treize et quinze ans, de la part de l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle souligne qu’il lui a fallu plus de trente ans pour parvenir à en faire le récit, afin d’affronter à armes égales son prédateur justifiant toutes ses manipulations par le fait d’être un grand écrivain. Et soutenu pendant cinquante ans par une grande partie du milieu littéraire et intellectuel français dans cette opinion sur son talent, certes sulfureux mais indéniable, disaient-ils. L’art n’excuse-t-il pas tout ? Reproche-t-on à Balthus son goût pour les culottes blanches des petites filles ?
L’auteure commence par raconter son enfance dans un foyer dévasté, avec un père séduisant mais fantasque de plus en plus incontrôlable, faisant des scènes incessantes à sa mère, jusqu’au jour où il disparaît brusquement. Elle règle son compte à ce père en quelques pages avec une telle violence que l’on comprend vite son intention : cette absence de père et son impossibilité à l’aimer expliqueront qu’elle soit tombée si jeune dans les bras d’un prédateur.
Après le départ du père, la jeune mère et la fillette de six ans se serrent l’une contre l’autre sous les combles, « notre vie prend un tour enivrant », écrit-elle. Sa mère joue Chopin jusqu’à minuit, et travaille dans une petite maison d’édition au rez-de-chaussée de leur cour d’immeuble. « Certains enfants passent leurs journées dans les arbres. Moi, je passe les miennes dans les livres », se souvient-elle. Le père demeure en arrière-plan, oublie de payer la pension alimentaire, et donne parfois rendez-vous à sa fillette dans des restaurants chics, oubliant à l’occasion de venir. Tous les éléments sont donc en place : « Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et, surtout, un immense besoin d’être regardée. »
Remarquons que la mère a l’air aux abonnés absents elle aussi, pas physiquement mais autrement, cette mère qui un soir de ses treize ans la traîne à un dîner où elle est fascinée par un homme : « Un patronyme russe, un physique de moine bouddhiste émacié, des yeux d’un bleu surnaturel, il n’en faut pas plus pour capter mon attention. » Pour elle, «La présence de cet homme est cosmique», et surtout : « Jamais aucun homme ne m’a regardée de cette façon. » Comme on le voit, les phrases sont courtes, nerveuses, définitives. L’homme cosmique de quarante-neuf ans ne perd pas de temps et la bombarde de lettres passionnées, des lettres qui joueront un rôle plus tard lorsqu’elle tentera de les récupérer et d’interdire leur publication. Car l’écrivain raconte tout dans ses fameux « Carnets noirs ». Ce que naturellement elle ignore.
Sa mère a beau la prévenir que l’auteur illustre est notoirement pédophile, sa fille la croit jalouse. G. continue à lui envoyer des lettres innombrables, l’attend à quelques mètres de la sortie de son collège. Il fait preuve « d’une délicatesse exquise » lors de leurs premiers ébats sexuels, très précisément décrits, sur le grand lit de son petit studio, évoquant « l’initiation des jeunes personnes par des adultes » dans l’Antiquité ou Lewis Caroll et les petites filles.
Cependant, même en la croyant sans doute plus mûre qu’elle ne l’est, la mère de l’écolière s’inquiète, demande conseil, mais selon l’auteure, l’époque est à la tolérance. Elle rappelle la publication d’une lettre ouverte sur la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et adultes dix ans avant sa rencontre avec G. Intitulée « À propos d’un procès. », elle a été publiée dans « Le Monde » en 1977, et signée par l’intelligentsia de l’époque, écrivains, psychanalystes, intellectuels célèbres. « Ce texte s’élève contre l’incarcération de trois hommes en attente de leur procès pour avoir eu (et photographié) des relations sexuelles avec des mineurs de treize et quatorze ans. » Les termes de la pétition sont effrayants, et on devra attendre 2013 pour que G.M. révèle en avoir été l’initiateur et même le rédacteur.
Mais en dépit de l’air du temps, certains, dans son entourage, tentent d’avertir Vanessa que son amant est un « professionnel du sexe ». Jeune fille sous influence, il lui faudra longtemps pour braver son interdiction de lire certaines de ses œuvres. Cependant il finira par être convoqué une première fois par la Brigade des mineurs à la suite d’une lettre de dénonciation anonyme, puis quatre autres fois pour diverses autres lettres. Vanessa s’étonne aujourd’hui de la bienveillance des policiers. Pour lui permettre de goûter au repos nécessaire à l’écriture, un généreux mécène offre à son amant une chambre d’hôtel à l’année, située à deux pas de son collège.
Vanessa assiste alors à l’une des « Apostrophes » où est invité G.M. pour son dernier livre, un « inoffensif dictionnaire philosophique ». Elle ne fera pas partie du public, trois ans plus tard, lors de la fameuse émission de 1990 où le « pédo-criminel » sera vivement et courageusement pris à partie par l’auteure canadienne Denise Bombardier. Car Matzneff est venu cette fois présenter le dernier tome de son journal intime, et la Canadienne est scandalisée de le voir encensé sur une chaîne publique. Cette vidéo, parait-il, sera vue plus de 400 000 fois lors de la sortie du livre, et contribuera à une série de réactions en chaine assurant le succès de l’ouvrage et une remise en question de la bienveillance dont a bénéficié l’écrivain pendant si longtemps. N’a-t-il pas été invité cinq fois à cette grand-messe littéraire, sous l’œil amusé de Bernard Pivot faisant allusion à « son écurie de jeunes amantes » ? Pour sa défense, Pivot dira que l’époque a changé.
Entre temps, au bout d’un an, la jeune fille a entrepris de se dégager de l’emprise de son amant, qui va naturellement se transformer en Mister Hyde. Sa « déprise », comme elle dit, sera violente (comment se remettre d’un pareil « premier amour ?), et «l’empreinte» extrêmement longue et douloureuse, bien que racontées en quelques pages. Non seulement il lui a fallu plus de trente ans pour en arriver là, mais on sent combien cela lui a coûté. Il aura fallu l’attribution du prix Renaudot à G.M. en 2013 pour la décider.
Mais la déflagration engendrée par son récit (énorme succès médiatique, éditeurs lâchant un à un celui qu’ils ont tant soutenu, à commencer par Gallimard) n’est-elle pas un peu excessive, s’agissant d’une blessure si intime ? On aimerait bien savoir ce qu’elle pense de son voisinage avec le professeur Raoult sur les rayons littéraires de Monoprix, réservés aux œuvres populaires ultra médiatisées…
Lise Bloch-Morhange
« Le consentement », Vanessa Springora, Grasset, 18 euros
Excellent. Et à la fin, vous posez les bonnes questions.
Que son livre côtoie celui de Raoult sur les rayons de Monoprix importe peu à mes yeux…
ou celui de qui que ce soit. A l’époque d’Apostrophe, seule la voix des hommes (blancs, adultes) était entendue. Aujourd’hui la voix des femmes et des (ex) enfants se fait entendre et il y a une véritable attention (curiosité?) à leurs récits. Pour ma part, il est important de les écouter et qu’un récit intime trouve un soutien médiatique ne me choque en rien. Combien de classiques de la littératures, basés précisemment sur l’intime? Elle a pu publier son livre en partie parce qu’elle travaille dans l’édition, une autre victime a depuis raconté n’avoir reçu que des refus de la part des éditeurs. Pour ma part, je respecte cette parole.
Quand je suis arrivé à Paris, j’ai fréquenté le royaume de « Gab » : le Luxembourg.
Je l’ai vu souvent. A l’époque torse nu (ce n’était pas encore interdit), « allongé » sur deux chaises à un endroit stratégique… J’ai souvent observé son manège de dragueur… Moi qui en étais incapable, je le voyais tous les jours attiré de nouvelles Vanessa S… Elles ne semblaient pas agir sous la contrainte en préférant l’archange aux pieds fourchus, comme il se nommait, sans doute en référence à Rémy de Gourmont dont l’âme hante toujours les lieux pour quelques-uns de ses trop rares fanatiques…
Gabriel n’était pas le seul à attraper sans que personne n’y voit à mal des Lolitas de bonne famille… j’ai le souvenir d’un cinéaste qui n’a pas (encore ?) été rattrapé par la patrouille. Lui aussi naviguait parmi les Mélody Nelson… Ses actrices étaient bien jeunes mais les milieux qui s’offusquent de ce qui est arrivé (ou pas si l’on respecte le principe d’innocence) à Adèle n’ont jamais à l’époque réalisé que J. ou V. avaient quatorze étés et quinze automnes…
Peut-être qu’un jour, celles-ci le dénonceront. Ce ne sera pas mon cas…
Chère Lise, j’avoue que je croyais que GM avait un charme que je n’avais pas, que c’était son intelligence, sa connaissance des jeunes filles qui faisaient sa différence avec le nigaud que j’étais. J’ai lu presque tout son journal et d’une certaine façon j’ai été sous son emprise… Comme tout un tas de gens qui parcourent ses pages. De Philippe Tesson à François Mitterrand, ou Sollers et Montherlant. Ce que Matzneff écrit sur ce dernier est d’ailleurs admirable.
Ses aventures avec des petits garçons dans les pays du Maghreb auraient dû m’alerter. Il décrivait tout ça à longueur de pages avec un tel naturel que je n’y voyais même pas un éloge de la pédophilie ! Mea culpa !
merci de ce témoignage et de ce mea culpa.
Merci Philippe de nous livrer ton témoignage, effectivement, quand on a été loin du Luxembourg à cette époque, on ne voit les choses par le biais des écrits. Je n’ai jamais lu GM, pour la seule raison que des copains de fac, dans les années 70, évoquaient devant moi, le pédophile, et c’est vrai qu’à l’époque on avait un regard différent, mais aussi le « touriste sexuel » ce qui nous répugnait tout à fait. Gamins qui ont peu de chance d’exprimer leur point de vue encore aujourd’hui et de voir leurs récits publiés avec un succès inquiétant.
Une petite anecdote pour vous passer 5′ de confinement. A l’automne dernier, il y avait il y avait un colloque sur Gide (et Proust) à la mairie du XIe. Quand les chercheurs ont évoqué la pédophilie assumée de Gide, et notamment la publication de Corydon, à peine y a-t’il eu quelques sourires entendus… Mais quand l’adjointe à la culture, par ailleurs organisatrice de cet excellent colloque a évoqué celui « qu’elle ne pouvait même pas nommer » ce « pédocriminel », comprenez Polanski, elle était au bord de la syncope… J’en ai conclus qu’un pédophile mort s’en sortait avec les honneurs, mais un vivant…. Et c’est bien fait pour lui!