Une croûte de folie autour du cerveau

Yannina et Iakovos dansent un slow, joue contre joue. Elle lui demande : « Tu aurais le courage… Tu es capable de tuer ? » II répond que bien sûr, s’il le faut. Elle reprend : « Autrefois, avant Mauthausen, tu aurais pu ? » Serrés l’un contre l’autre, ils poursuivent ce dialogue jusqu’à ce qu’il lui dise de garder sa haine et de ne pas en avoir peur. « Quand viendra le temps où elle ne sera plus nécessaire, elle s’apaisera d’elle-même ».
Yannina et Iakovos dansent sur la place du village de Mauthausen au début de l’été 1945. « Ce n’était pas le dialogue le plus approprié pour un couple d’amoureux en train de danser un slow », commente Iakovos. « Mais nous étions un couple qui dansait à quelques kilomètres à peine du camp et juste quelques semaines après l’extinction des fours. De quoi parler d’autre ? »

Avec leurs amis, ce soir-là, les amoureux fêtent les fiançailles d’un sergent américain avec la petite Stella, une ancienne déportée, comme Yannina, Iakovos et les dizaines d’autres qui peuplent ce poignant récit écrit en 1963 par Iakovos Kambanellis, près de vingt ans après la libération du camp. « Comme tous les autres soirs, la place prenait des allures de station balnéaire mondaine. Nous étions encore à moitié habillés comme des forçats. »

En ce début juillet 1945, Yannina, Iakovos et leurs camarades sont toujours à Mauthausen, libéré le 5 mai. Ils attendent que leur retour soit organisé. Les pays vainqueurs de la guerre négocient les conditions logistiques, sanitaires mais aussi politiques des évacuations. Les déportés ont désigné leur représentant national et chaque groupe, les Italiens, les Grecs, les Espagnols,… espère obtenir au plus vite le signal du départ vers sa patrie. Encore faut-il en avoir une : nombre d’Espagnols ne sont pas tout à fait certains de souhaiter rejoindre le pays du franquisme triomphant. Et beaucoup de juifs rêvent de rejoindre la Palestine pour y établir le futur État d’Israël mais c’est sans compter l’opposition farouche des Britanniques qui encerclent de barbelés leur territoire. Alors, ils restent là, sur le lieu où ils ont subi les pires atrocités.

Iakovos Kambanellis raconte cette étrange période de la vie dans des camps libérés par les Américains mais dont il n’est pas encore possible de partir. Ce récit est habité de cette éprouvante tension entre l’horreur que tous ont vécue et cette résurrection qui s’amorce, où la mort et l’amour vont se côtoyer, se mêler.

La réunion des hommes et des femmes qui vivaient jusqu’ici séparés par la multitude d’obstacles électrifiés et de miradors que les SS avaient érigés, marque le premier grand chamboulement de la libération, même si les guérites des gardes surarmés n’avaient pas eu complètement raison de l’humanité. Les regards des hommes et des femmes qui dansent en juillet sur la place de Mauthausen s’étaient déjà croisés, les dimanches de «repos» lorsque les SS ne les envoyaient pas travailler à la carrière. « Nous restions debout des heures entières à regarder les femmes et elles sortaient de leurs tentes pour nous regarder aussi. (…) Les femmes ne se sentaient plus femmes. Les signes de chaque mois avaient cessé. Les hommes étaient cassés : plus de bandaisons, plus de pollutions nocturnes, leurs corps semblaient nécrosés. Et pourtant, ces dimanches-là, c’étaient les jours de l’amour à Mauthausen. »

Alors, bien sûr, une fois que les infranchissables obstacles ont disparu, tomber amoureux de Yannina, une jeune Lituanienne, qui rêve de tout sauf de rentrer dans son pays en passe de devenir soviétique, est une évidence pour Iakovos.
Iakovos pourrait partir, sauf que, désigné représentant du groupe des Grecs du camp, il s’est juré qu’il ne quitterait pas le camp tant que le dernier Grec ne serait pas évacué. Il restera presque trois mois à attendre.

Que se passe-t-il de mai à juillet ? On tente de réapprendre à vivre, à manger, à danser. On fabrique des robes improbables. On minaude. On témoigne devant les officiers américains chargés d’enquêter sur ce qui s’est passé. On aime, on danse. On fait des cauchemars. On partage les souvenirs. On se remémore les horreurs et les dénonciations quotidiennes mais aussi les rares coups de chance et les solidarités providentielles. On part à l’aventure dans la campagne environnante où l’on croise les voisins allemands, ceux qui ne lâchent pas leur haine, ceux qui cherchent à amadouer les vainqueurs. Les tensions sont vives, violentes. Oui, Iakovos serait prêt à tuer s’il le fallait.

Lorsqu’il est arrivé au camp en 1943, il a fait comme tous : il a cherché à se rassurer, tout irait bien, ou pas trop mal. Mais un camarade l’a fait vite déchanter avec ce conseil : pour survivre, il faut te mettre « une croûte de folie » autour du cerveau. Et Iakovos voit la folie partout. La folie meurtrière et haineuse. Passée la libération, elle reste omniprésente mais elle peut prendre un tour plus poétique. Comme cet homme qui se prend pour un arbre. Il s’est enfoncé les pieds dans la terre et il tend les bras vers le ciel. Il ne bouge pas. Son frère lui apporte à manger.

Kambanellis est un dramaturge grec, né à Naxos, en 1922. Jusqu’à sa mort en 2011, il n’a écrit que pour le théâtre. « Mauthausen » est son unique récit. Il l’a écrit en 1963 lorsque les tensions de la guerre froide lui ont laissé penser que le monde était en passe de renouer avec le pire. Il lui fallait témoigner. Il a réécrit son livre en 1995 à la lumière d’autres textes qui avaient été publiés et qui lui permettaient d’être plus précis dans sa narration. De la période concentrationnaire, il dit peu. Il ne dit que ce qui lui revient sur son chemin du retour vers la vie. C’est Kambanellis lui-même qui a sollicité Solange Festal-Livanis, à la fin des années 90, pour la traduction française. Celle-ci a été publiée en janvier dernier. Un long chemin pour ce témoignage marqué de l’esprit de résistance et de survie où Kambanellis organise avec une rare grâce le voisinage de l’indicible terreur et de la légèreté salvatrice.

Marie J

Mauthausen. De Iakovos Kambanellis. Traduit du grec par Solange Festal-Livanis. Editions Albin Michel. 371 pages.

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Une réponse à Une croûte de folie autour du cerveau

  1. Bravo Marie pour votre empathie vis-àvis de l’indicible et du devoir de mémoire qui y est attaché. Votre compte-rendu me fait penser à Marceline Loridan-Ivens, rescapée des camps elle aussi, qui a éprouvé le désir de témoigner jusqu’à l’année de sa mort, en 2018, avec le livre « L’amour après », écrit avec Judith Perrignon, paru chez Grasset.

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