Le 15 mars 1957, le journal Le Monde publiait un sobre entrefilet dans sa rubrique nécrologique : «On nous prie d’annoncer la mort de M. René Chalupt, homme de lettres, survenue subitement le 9 mars 1957 en son domicile à Chillon (Suisse), dans sa soixante-douzième année. La cérémonie religieuse aura lieu le samedi 16 mars, à 10 h 30 précises, en l’église Saint-Philippe du Roule, à Paris ».
Trois lignes, aucun commentaire. Et aucun article dans les journaux français. C’était bien peu pour un personnage qui avait côtoyé toute sa vie artistes et écrivains, et avait été ami avec la plupart des jeunes compositeurs. Lui-même s’était illustré comme poète, distribuant ses compositions dans diverses revues (ci-contre). Inexplicablement, les dictionnaires et anthologies ignorent et continuent d’ignorer René Chalupt. Seul Robert Sabatier le cite de façon élogieuse dans son Histoire de la poésie française, le qualifiant de «virtuose, jongleur qui trace des arabesques, manie l’ellipse pour créer un art d’illusionniste entre Cocteau et Toulet ».
Le nom de Chalupt résonne cependant avec une certaine familiarité chez les amateurs de musique, en particulier les amoureux de la mélodie française. Né à Paris en 1885, fils d’un directeur d’une grande maison de pianos, René Chalupt avait reçu une solide formation musicale notamment auprès du grand pianiste Ricardo Viñes. Ses connaissances lui permirent de tenir la rubrique musicale dans plusieurs revues françaises et même anglaises. Il connut tous les compositeurs du Groupe des Six et se lia d’amitié avec Albert Roussel, qui mit notamment en musique son poème “Le Bachelier de Salamanque“.
Erik Satie fit également partie de ses connaissances. En 1914, le génial et fantasque compositeur dédicaça la deuxième de ses “Valses distinguées du précieux dégoûté“ à Linette Chalupt, sa sœur cadette (qui décédera quatre ans plus tard de la grippe espagnole), tandis que René sera le dédicataire de la troisième.
Chalupt sera encore le parolier d’une mélodie relativement connue de Satie, “Le Chapelier“. L’humour quelque peu potache du texte ne pouvait que séduire le musicien : «Le chapelier s’étonne de constater / Que sa montre retarde de trois jours / Bien qu’il ait eu soin de la graisser / Toujours avec du beurre de première qualité / Mais il a laissé tomber des miettes / De pain dans les rouages, / Il a beau plonger sa montre dans le thé / Ça ne la fera pas avancer davantage».
Un humour distancié, une légèreté parfois teintée d’ironie, une fausse préciosité sont quelques-unes des caractéristiques de la poésie de Chalupt qui publia en 1911 son premier recueil “La Lampe et le miroir“ présenté comme une “Suite de poèmes sans accompagnement“. On y trouve cette petite pochade, sorte de profession de foi : «J’aime jouer avec les mots / Comme avec des cristaux sonores / Heureux quand mon verbe s’honore / De lancer des reflets d’émaux». Certaines pièces ont encore un parfum symboliste : «Sous la lumière complice des girandoles / Les masques enlacés s’essaiment deux à deux / Par le bleuissement du jardin vaporeux / Et les baisers s’en vont, plus doux que les paroles».
Le reste de son œuvre se retrouve éparpillé dans un certain nombre de revues de qualité, comme L’Œuf dur, La Nouvelle Revue Française ou Les Écrits nouveaux. Certaines pages seront reprises en 1926 dans un recueil assez luxueux au titre suranné : “Onchets“. On se régalera des “Soirées de Petrograd“ (1916-1917), notamment du portrait de « L’Infidèle » (mis en musique par Darius Milhaud) :«Ô Catherine Ivanowna / Ô ma douce colombe / Quitte ce vieux banquier qui n’a / Déjà qu’odeur de tombe».
Voyez le portrait de “La Mélomane“ : «Cette dame maximaliste / Et septuagénaire / On raconte qu’elle aima Liszt / Et qu’elle aima Wagner / Ce qui seulement la chagrine / – Disgrâce sans recours – / C’est n’entendre plus Lohengrin / Aux concerts de la Cour».
Le nom de René Chalupt est encore associé à une revue rare et luxueuse qu’il co-dirigea entre 1911 et 1914 : “Recueil pour Ariane ou Le Pavillon dans un parc“. Réservée à ce qu’on appelait déjà les happy few , elle n’était tirée qu’à 81 exemplaires et paraissait quatre fois par an. Elle bénéficia de collaborations prestigieuses, comme celles de Paul Valery, Léon-Paul Fargue, Henri-Pierre Roché (futur auteur de “Jules et Jim“) tandis que les illustrations étaient signées Roger de La Fresnaye, Dunoyer de Segonzac ou Marie Laurencin (ci-contre). Sa signature apparaît dans trois des dix numéros que compta la revue.
À l’été 1913, il donna ce souriant sonnet à la mémoire du poète espagnol Luis de Góngora :
«Rauque et câline fut la voix qui s’éplora / Sous le masque, en dépit de la duègne sourde / Et du tuteur aux manigances tant balourdes, / Sitôt berné, malgré ses pièges scélérats».
Pour situer l’art de Chalupt, Robert Sabatier évoquait Cocteau et Toulet, ce qui n’est pas si mal pour être adoubé. Mais il aurait certainement pu citer un autre écrivain auquel on pense inévitablement en le lisant : le rare Henry J.M. Levet (1874-1906), comme lui dandy flegmatique, dilettante raffiné, habile dans l’art de dresser un portrait avec une distanciation toute aristocratique.
On sait que Levet doit sa célébrité à Valery Larbaud et Leon-Paul Fargue qui dans les années 1920 s’enthousiasmèrent pour son œuvre aussi courte que singulière, et en firent une réédition chez la grande libraire Adrienne Monnier.
Jusqu’à ce jour, René Chalupt n’a malheureusement pas rencontré son Fargue ou son Larbaud. Mais pour un poète, il n’y a pas de date de péremption.
Gérard Goutierre
…Il n’a pas rencontré son Fargue ou son Larbaud mais depuis ce matin il a trouvé ses futurs lecteurs grâce à vous Gérard, vos citations nous ont mis l’eau à la bouche, les recherches vont commencer.
Merci de nous révéler un nouveau trésor bien caché.
Pour les amateurs : on trouve une vingtaine de poèmes de René Chalupt sur le merveilleux site (gratuit) « Le Paradis Des Albatros ». Je recommande ce site à tous les amoureux de la poésie : c’est une vraie caverne d’Ali Baba
merci
relire Apollinaire…découvrir nos inconnus…en ce moment c’est très précieux merci
Vous avez raison, cher Gérard Goutierre, d’évoquer Chalupt dont le nom surgit souvent dans l’actualité littéraire et musicale. Proche du milieu Godebski, René Chalupt a beaucoup publié dans les revues, à commencer par L’Occident et La Phalange, ou dans les journaux comme Les Nouvelles littéraires.
Raymond Pouilliart lui avait consacré un article documenté, « Avez-vous lu Chalupt? », dans le numéro d’hommage à André Vandegans de la revue Marche romane (tome 29, 1-2, 1979, p. 117-132) .
Merci.
Beaucoup.
Merci Gérard pour votre article, je découvre un excellent poète fantaisiste et l’Œuf dur par la même occasion.
Merci Gérard pour la découverte de ce personnage et ce papier bien documenté qui fait revivre toute une époque et donne envie d’en savoir plus…
« … pour un poète, il n’y a pas de date de péremption. »
Ainsi, « Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir » (G. A.), et quand nous avons oublié certains, d’autres s’en souviennent et nous l’apporte comme du nouveau.
Grand merci.