La disparition de Lucie Blackman, jeune ressortissante britannique, en juillet 2000 à Tokyo a pu échapper à bon nombre de lecteurs de la presse française. Elle y a été évoquée, mais peu et fugacement. En revanche, ce fait divers, un meurtre sexuel sordide, a agité toute la Grande Bretagne pendant presque une décennie, à la façon, sans doute, de l’affaire du « petit Grégory ». Et si l’événement a tenu si longtemps sur la scène médiatique d’outre-Manche, c’est en grande partie en raison de la longueur de l’enquête et surtout de celle du procès : à raison d’une audience par mois, l’affaire est restée devant le tribunal pendant près de sept années, procédure en appel comprise. Et c’est tout l’intérêt de l’enquête à laquelle s’est livré le correspondant du Times à Tokyo, Richard Lloyd Parry, que de nous révéler la façon dont le Japon traite et juge les crimes.
Parry a couvert l’affaire pour son journal et il en est resté habité, poussant la rigueur de ses recherches jusqu’à une quasi-obsession, faisant parler encore et encore témoins, parents, policiers, avocats, des années après l’issue définitive du procès.
Il y a deux niveaux de lecture possibles dans ce livre épais de plus de 500 pages. D’abord, la tragique mort de ladite Lucie Blackman et les déflagrations dont seront atteints tous ses proches, mais il faut bien l’avouer : décrite sur le ton de l’enquête journalistique pointilleuse, cette affaire dont on ignorait tout, n’est qu’une pâle copie de ce qu’ont déjà souvent écrit de talentueux auteurs de romans policiers et on peut s’ennuyer un peu. Mais ensuite, il y a l’enquête sur l’enquête. Cette mise en abyme se révèle passionnante. Ce que Parry nous raconte des infranchissables incompréhensions culturelles est une mine d’or.
Parry vit depuis plus de vingt ans au Japon, y a expérimenté lui-même le syndrome « lost in translation » et cette affaire Blackman l’a conduit à explorer des pistes qu’il avait identifiées mais jamais suivies en profondeur. Et quelques mois après l’affaire Ghosn, Parry nous révèle les moteurs de l’action policière et judiciaire que l’on avait entrevus à l’automne dernier et dont l’on comprend parfaitement les ressorts qui s’imposent à un homme d’affaires accusé de multiples malversations comme à un pervers sexuel. Et même si Parry n’évoque à aucun moment l’affaire Ghosn – et pour cause, son livre a été écrit en 2011 et traduit en français en 2020 – on peut déceler quelques traits communs, non dans la nature du dossier, ni dans les personnalités, mais dans la mise en œuvre de ce qui nous apparaît comme une machine à broyer des accusés.
Joji Obara est un homme d’affaires ayant fait fortune dans l’immobilier. Il est doté d’un QI exceptionnel et laisse rarement passer une occasion de faire sentir à ses interlocuteurs qu’ils sont moins malins que lui. Il est japonais mais fils d’immigrés coréens, ce que la société japonaise ne saurait oublier. Il a voyagé dans le monde entier. C’est un atypique dans une société où la conformité semble prisée. Et c’est un pervers sexuel, ce qu’il ne nie pas. Il consigne depuis l’âge de dix-sept ans les moindres détails de ses ébats et les diverses drogues et alcools qui l’exaltent tout autant qu’ils anéantissent ses victimes. Toutes n’en meurent pas. Obara n’a pas de pulsion mortelle. Les deux femmes qu’il a laissées pour mortes ont été, à ses yeux, victimes de malheureux accidents. Obara sévit depuis des années sans que jamais la police, saisie pourtant par plusieurs de ses victimes, ne mobilise ne serait-ce qu’un inspecteur, fût-il stagiaire, ou ne fasse le lien entre ces diverses plaintes qui présentent tant de similitudes. Lorsque la jeune Blackman disparaît, et bien avant que l’on ne retrouve son cadavre, à nouveau, d’anciennes victimes se rendent au commissariat pour témoigner de leur propre mésaventure qui pourrait bien ressembler à celle de la nouvelle disparue. Aucun policier ne bouge. Il faut dire que toutes ces jeunes étrangères travaillaient dans des bars à hôtesses et que lesdites hôtesses ne sont pas toujours en situation parfaitement régulière.
Quelques jours après sa disparition, la famille britannique de Lucie Blackman débarque au Japon, en ordre très dispersé, remue ciel et terre, irrite beaucoup, suscite parfois de la compassion mais rien de plus. Alors, en désespoir de cause devant l’indifférence, le père décide de mobiliser rien moins que Tony Blair, alors Premier ministre, sur le point de participer à une réunion internationale à Tokyo. Et c’est le déclic : Blair en parle à son homologue, lequel promet de « mettre tout en œuvre… » et là, la police tokyoïte, sidérée que son Premier ministre s’intéresse au énième cas de jeune étrangère disparue se dit qu’il est peut-être temps de bouger.
Parry ne s’étonne pas de ce retard à l’allumage. À l’en croire, la criminalité, dans une société alors considérée comme sûre, requiert rarement la mobilisation policière : soit ce sont des histoires de mafia et « d’autres » s’en occupent, soit ce sont des affaires jugées mineures. Et les disparitions de jeunes femmes étrangères font partie de cette seconde catégorie. Elles sont certes relativement fréquentes mais en raison des nationalités des victimes, des Philippines, des Thaïlandaises, des Coréennes,… elles n’intéressent pas grand monde. En tout cas pas la police. Et Parry considère que faute de dossiers substantiels à traiter, la police criminelle est aussi peu expérimentée que compétente. Au journaliste qui demande à un officier pourquoi ses services n’ont pas suivi la piste du suspect alors que plusieurs témoignages convergeaient autour d’un seul nom, il s’entend répondre : « parce que l’on aurait pu être amené à déranger de simples homonymes ».
Toujours à en croire Parry, pour que la police se mettre vraiment en mouvement, il faut la pression d’un procureur. L’homologue de celui qui a tant fait parler de lui dans le dossier Ghosn. Dans ce système à charge, comme les déboires judiciaires du patron de Renault nous l’ont fait comprendre, le procureur 1/ vous présume coupable et 2/ veut obtenir par tous moyens vos aveux. Et c’est une fois que les aveux sont obtenus que le procureur peut mobiliser efficacement les services des enquêteurs. Parry fait ses propres découvertes mais il cite aussi abondamment l’ouvrage d’un sociologue David T. Johnson qui a disséqué par le menu le système japonais. C’est très éclairant. Et Parry insiste : les failles sont le produit du système, les compétences individuelles ne sont pas -toujours- en cause.
Dans le dossier de Lucie Blackman, l’accusé Obara devient vite le plus redoutable adversaire du procureur, il épuise ses avocats, et surtout il parvient à obtenir l’acquittement de l’accusation de meurtre en déjouant tous les pièges de l’accusation pour faire valoir l’absence d’intention. Il sera néanmoins condamné à perpétuité pour toute une série de viols et un autre meurtre. Le procureur s’en mordrait les doigts de rage. Il ne s’avoue pas vaincu. Il fait appel. Et il gagne. Presque.
Marie J
Dévorer les ténèbres, enquête sur la disparue de Tokyo. Richard Lloyd Parry. Éditions Sonatine. Traduction Paul Simon Bouffartigue. 518 pages 23 euros
Le mystère est nécessaire autour du polar ou du thriller ; faudrait en faire plus souvent dans les « Soirées » … Oui je sais je ne suis pas manchot ! A propos j’ai fusain chez moi, une femme terrifiée et derrière elle une locomotive émergent d’un nuage Le dessin est paru dans « le Matin de Pa ris » pour un spécial « Noir » . Comment ça je suis pas manchot ?.
Parce que la fille?
Non je rigole!