Apollinaire aux dépens des amateurs

Comme pour la plupart des écrivains célèbres, Apollinaire a eu droit à son lot d’éditions hors commerce souvent publiées « aux dépens d’un amateur », selon la formule consacrée. Il s’agit presque toujours de petits tirages réservés à des cercles d’amis, parfois bibliophiles, souvent d’ailleurs eux-mêmes souscripteurs de la publication.
En 1948, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du poète, une élégante plaquette d’une douzaine de pages consacrée à des textes inédits d’Apollinaire avait été publiée par la maison d’édition bruxelloise, «Un coup de dés». On peut y lire cet émouvant hommage :«Les poèmes ont été recueillis et publiés par les soins d’un admirateur flamand désireux d’ériger une modeste stèle à la mémoire du poète lors du trentième anniversaire de la mort de ce dernier survenue le 9 novembre 1918».

Parmi les  inédits – qui ne le sont plus aujourd’hui – figuraient deux quatrains non retenus pour le Bestiaire (le Condor et le Morpion), une dédicace à Lou (« Mon alambic vos yeux – ce sont mes alcools »), et quelques poèmes destinés à des amis. L’ouvrage n’a été tiré qu’à 30 exemplaires, tous hors commerce.

Une quarantaine d’années plus tard, une édition de « Alcools, » parfait fac-similé de l’original de 1913 du Mercure de France, a été réalisée à l’occasion du départ en retraite du professeur Michel Décaudin. Unanimement reconnu autant pour ses connaissances que pour ses qualité humaines, Michel Décaudin avait quitté ses fonctions officielles d’enseignant vers le milieu des années quatre-vingt. Comme il n’était pas du genre à se faire offrir une canne à pêche ou une console de jeux vidéo, ses amis, pour la plupart universitaires, se cotisèrent pour cette originale édition hors commerce « effectuée à partir d’un exemplaire dont a été effacé le numéro et qui comprend cinq corrections autographes d’Apollinaire ». La liste complète des donateurs figure sur le livre dont le tirage a été limité à 39 exemplaires tous nominatifs.

Seize exemplaires, dont un pour le dépôt légal : c’est le tout petit tirage des «  Poèmes secrets à Madeleine » édités pratiquement sous le manteau, un 9 novembre, également pour l’anniversaire de la mort d’Apollinaire, mais en 1949. « Cette édition originale de ces poèmes d’inspiration érotique n’a pas été mise dans le commerce », est-il précisé. Même si les lettres et poèmes à Madeleine sont aujourd’hui bien connus, cette rareté de bibliophile a fait plusieurs fois flamber les enchères.

Beaucoup plus mystérieuse est cette édition d’Alcools où ne figurent ni le lieu ni la date d’édition, mais dont le tirage indiqué est quand même de 300 exemplaires. Le matériau utilisé pour la couverture (le papier chiffon, un peu semblable à celui des « Poèmes secrets à Madeleine ») laisse penser que cette édition date des années 1950, ou un peu avant. On retrouve la mention « aux dépens d’un amateur » et le livre reproduit l’intégralité des poèmes d’Alcools dans le même agencement que l’original, avec parfois des oublis fâcheux dans certaines pièces. Et surtout, sur la page titre, une erreur de taille : l’auteur est malencontreusement orthographié APPollinaire. Une telle « bourde » expliquerait-elle que le livre, vu sa rareté actuelle, ait été rapidement retiré des circuits ? A- t-il été publié à l’étranger, pour contourner la question des droits d’auteur ? Qui en sont les commanditaires ? Nous n’avons pas la réponse.

En frontispice, un dessin non signé, sans légende, attire l’attention (voir illustration). Il y a quelque chose de Hans Bellmer et en fouillant un peu dans l’œuvre de l’artiste allemand, on remarque une nette parenté avec sa gravure « Anatomie de l’image ». Mais ce dessin «à la manière de» ne nous ouvre aucune piste et cet « Alcools » quelque peu frelaté garde ses secrets. Parmi les abonnés aux Soirées de Paris se trouvent beaucoup de connaisseurs de l’œuvre d’Apollinaire. L’un d’entre eux pourra-t-il nous en dire plus … ?

Gérard Goutierre

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2 réponses à Apollinaire aux dépens des amateurs

  1. catherine dit :

    Cher Gérard Goutierre,
    merci pour votre passionnant article qui » tombe à pic », mon fils Tristan a choisi de présenter « Alcools » à l’oral du bac de français ! …. enfin si ce dernier a lieu….

  2. Françoise Objois dit :

    Merci Gérard de nous faire partager les pépites de ta bibliothèque qui recèle donc quelques énigmes qui, j’espère, seront bientôt éclaircies…

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