En ces temps de réclusion, aller faire un tour dans sa bibliothèque est une fort saine occupation qui peut révéler des trésors comme par exemple cette somme de l’histoire de la musique française qu’est l’intégrale de la correspondance de Maurice Ravel parue à l’automne 2018, et dans laquelle vous trouverez d’inépuisables occasions de vagabondages.
Quand Manuel Cornejo (1), grand ravélophile devant l’éternel – Docteur en littérature spécialiste de Lope de Vega et ancien membre de la Casa de Velásquez – s’est mué en détective pour s’atteler à l’Everest de la correspondance de Ravel avec l’idée de la publier, il n’avait peut-être pas mesuré qu’il consacrerait une grande partie de sa vie à ce qui est devenu son « Grand Œuvre ». Du Brésil à l’Arménie, de la Suède aux États-Unis et au-delà, il a parcouru les bibliothèques, les archives, les salles des ventes du monde entier et rencontré de nombreux collectionneurs à la poursuite du moindre document pouvant éclairer sa recherche.
24 ans et 1776 pages sur papier bible plus tard, le voilà auteur du premier ouvrage qui, pour la première fois, offre à travers plus de 2 650 documents (quatre-vingt pour cent de lettres inédites) un panorama complet des écrits publics et privés de l’un des compositeurs les plus joués au monde, le tout doublé d’un exceptionnel appareil critique.
Prix du jury du Prix France Musique des Muses 2019, Prix du meilleur livre sur la musique (Essai) du Syndicat Professionnel de la Critique de Théâtre, Musique et Danse 2019 et Prix Sévigné 2019, cette somme inégalée a été récompensée à sa juste valeur.
«Au fond, ma seule maîtresse, c’est la musique», confessait-il. C’est dans les correspondances que se révèle la personnalité profonde de chacun et Ravel ne fait pas exception à la règle. Quand le petit Maurice naît en 1875, on vient juste d’inaugurer l’Opéra de Paris. Il avait dix ans à la mort de Victor Hugo en 1885. À la fin des années vingt, il était avec Stravinsky, son grand ami, le compositeur le plus célèbre de son époque. Avec le recul et le changement des échanges épistolaires qui vont si vite aujourd’hui, avec les mails (qui sait encore ce qu’était un « pneumatique » ?), on sourit quand il écrit à Natacha Trohanowa en 1912 « Je suis furieux »…. à propos d’une répétition qui n’était pas de son goût et qu’il conclut « J’aurais bien voulu inclure en ce pneu quelques fleurs. Mais étant donné le ton de la lettre, un paquet d’orties – seul aurait pu faire l’affaire ».
On croise dans ses lettres, Nadia Boulanger, la Princesse Edmond de Polignac, Ida Godebska, Léon-Paul Fargue, Vincent d’Indy, Ernest Chausson, Igor Stravinsky, Roland Manuel, Arthur Honegger, Serge Diaghilev et tant d’autres…
Les personnes à qui il écrit le plus souvent sont son frère ou sa marraine pendant la guerre, et ses proches, ses amis de la société des Apaches (le compositeur Maurice Delage, le critique Calvocoressi…), ainsi que le milieu musical parisien. On trouvera notamment des lettres inédites au chef d’orchestre Willem Mengelberg ou à Edgar Varèse. Sans oublier ses savoureuses lettres du front et celles à sa « Maman chérie ».
« L’art est un beau mensonge. Le plus intéressant en art, c’est de vaincre les difficultés » disait encore Ravel. Cet ouvrage de référence n’est, mais pas du tout, réservé aux chercheurs. En feuilleter les pages en picorant quelques lettres au hasard sur les traces de la vie intime du compositeur, est un grand plaisir qui nous met en conversation avec l’homme et nous le rend familier. Il est tout à fait réjouissant d’imaginer ses nombreux voyages en train, de le voir discuter des contrats (publiés en annexe), évoquer ses projets de création, son échec au Prix de Rome, son travail, l’argent, la météo, sa santé, ses amis (mais jamais ses amours…), ses voyages en Europe, sa tournée en Amérique (1928) où pour aller à New York, il prend le paquebot France. De la Grosse Pomme, il ne verra d’ailleurs que la nuit, les taxis, et le public du Boston Symphony Orchestra qui lui fit un triomphe (3500 personnes debout).
Et puis ce n’est pas parce que l’on est un des plus grand compositeur du XXe siècle que l’on n’apprécie pas de faire de la luge à Megève tout en se disant que l’on pourrait peut-être se risquer à faire du ski… (Lettre à Ida Godebska, 14/01/1919). Dans un style alerte, Ravel se révèle un excellent critique musical des œuvres de ses contemporains et un humoriste certain du genre pince-sans-rire, doublé d’un fin observateur de son temps.
On trouve en annexe de cette publication une analyse graphologique par Serge Lascar de l’écriture de Maurice Ravel « originale, singulière, avec le désir de sortir de l’ordinaire… ». Quant à son carnet d’adresses, il nous dévoile sa riche vie sociale et ses nombreuses amitiés, ouvrant ainsi de nouvelles pistes d’explorations.
Françoise Objois
Maurice Ravel. L’intégrale : Correspondance (1895-1937), écrits et entretiens, édition établie, présentée et annotée par Manuel Cornejo, Le Passeur Éditeur, 2018
(1) Président-fondateur des Amis de Maurice Ravel
Écouter l’entretien de Françoise Objois avec Manuel Cornejo
Merci chère Françoise, je viens écouter votre entretien avec Manuel Cornejo, jubilatoire
je vais de ce pas partager ce plaisir de lecture et d’écoute avec d’autres amoureux de Ravel …et de la musique
Merci chère Vera pour votre lecture, écoute et diffusion !
Manuel Cornejo est passionnant et intarissable sur un sujet qui a jusque là occupé la moitié de sa vie. Quant à la musique de Ravel, elle est nous est essentielle, plus que jamais …
Merci pour cette belle recension. Dès que possible, je me procurerai cette somme et j’ai déjà trouvé un emplacement dans ma bibliothèque : juste à côté de la « Correspondance 1872-1918 » de Debussy publiée chez Gallimard (un autre beau morceau de 2331 p.!)
NB : 3ème § : une petite erreur à rectifier concernant la mort de Hugo (1885)
Oh ! désolée pour cette erreur de date que je pensais avoir corrigée mais il n’en était rien. Effectivement, cette correspondance sera à sa place dans votre bibliothèque à côté de celle de Debussy. Il ne vous reste plus qu’à guetter la réouverture des librairies…
L’erreur est corrigée, désolé du retard. PHB
à « hauteur » d’homme
Ravel mesurait 1m61 (pour 448 kg), les paramètres qui accessoirement l’ont fait reclasser, alors exempté, comme conducteur en 1916
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