Luttes invasives

La « lutte » contre le coronavirus est venue s’ajouter à l’interminable liste des combats en cours. De la lutte contre le réchauffement climatique à la lutte des classes en passant par la lutte contre les violences en tout genre, il y en a pour tous les goûts. Des extra-terrestres qui étudieraient le langage français afin de se faire idée du meilleur pays où poser leurs soucoupes volantes, en viendraient à confondre la masse des bipèdes tricolores pour une armée de sumos toujours prêts à en découdre. Ils se diraient que leur invasion longuement méditée au pays des fromages ne serait pas juste une partie de plaisir. Et ils y renonceraient sans doute, à moins que quelqu’un ne leur signale qu’il s’agit en l’occurrence et surtout, d’un abus de langage, un mot dévoyé jusqu’à l’écœurement.

L’on pourrait en effet « prendre des mesures », « faire des efforts » ou « agir » tout simplement contre l’épidémie en cours et même « l’endiguer ». Mais non il faut lutter encore et toujours. Comme dans la définition antique qui visait soit la chute de l’adversaire soit son abandon. Dans le monde des sumos, on sait que le combat se joue en partie d’avance, dans le regard, l’attitude, l’intimidation, le mouvement contenu de l’attente avant la bagarre.

Rien n’est donc moins inapproprié que ce terme de « lutte » face à un engin microscopique qui cherche à nous décimer avec ses raisons écologiques à lui. Si nous étions pour l’affronter, équipés du fameux mawashi (le caleçon du sumo), nous n’en serions que davantage dérisoires. À trop autoproclamer la lutte pour toutes sortes de choses, le mot a plongé dans une certaine vacuité, coulé dans la vaste sphère liquide du non-sens où barbotent les mots éteints. C’est un verbe que l’on retrouve aussi en abondance dans la parole politique, cependant que dans le même temps, les orateurs de chaque obédience déplorent la dévaluation de ce verbe théoriquement fait pour galvaniser les foules. C’est bien la peine au passage d’être entouré de bataillons de communicants. Parler pour ne rien dire, c’est bien là la plupart du temps, leur seul sujet.

Et c’est sans compter la vieille « lutte intérieure » ou nos antagonismes freudiens (moi et surmoi) se livrent de muets combats. Ainsi l’écrivain Paul Bourget évoquait-il dans son roman à thèse « Le divorce » paru en 1904, « la trace de la grande lutte intérieure » soutenue « depuis deux jours » et visible sur le visage d’un de ses personnages. S’il y a grimace en surface au fond, c’est bien que nos démons se confrontent à l’arme blanche dans les replis secrets de notre métabolisme, les corridors mal éclairés de notre inconscient. Difficile de mesurer si au début du siècle dernier l’emploi du verbe lutter était arrivé au même niveau de saturation qu’aujourd’hui. Gageons que cela est peu probable.

C’est pourquoi Théophile Gautier pouvait décrire dans son « Voyage en Espagne » des « hommes qui luttaient corps à corps contre des bêtes féroces sous les yeux d’un peuple entier ». Dans ce cas précis, pour le moins épique, on peut dire et c’est à souligner, que le terme est approprié. En revanche et pour en revenir au 21e siècle et ses naufrages, lutter contre le réchauffement atmosphérique ou les discriminations de tout poil aurait de quoi déborder les grands créateurs d’allégories. Saint-Michel terrassant le dragon ne peut pas servir de forfait à tout.

Afin d’achever cette chronique dont on pouvait dès le début se demander si elle pourrait atterrir un jour et où, il vaut certes mieux militer, batailler, se défendre ou encore résister plutôt que de brandir sans cesse la « lutte » comme un mot joker. Il faut, si l’on peut dire, combattre le mal par le mal. Mais la lutte contre la lutte elle-même, la lutte en soi, la mère de toutes les luttes enfin, requiert sinon la prise d’anxiolytiques pour cas sévères, au moins un bon bain de siège dans une eau polaire. Histoire d’éviter que la convergence des luttes nous conduise vers un pugilat incontrôlable.

PHB

Source images: Gallica. Légende: Combats de sumô organisés au profit d’un temple. Entre Inazuma Raigorô et Ônomatsu Midorinosuke avec l’arbitre Kimura Shônosuke (à gauche). Entre Shiranui Dakuemon et Kotôzan Bun.emon avec l’arbitre Shikimori Inosuke (à droite). – 1841-1842
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3 réponses à Luttes invasives

  1. philippe person dit :

    Finalement, il n’y a plus que les classes sociales qui ne luttent plus !
    La nostalgie, camarade !
    bon confinement !

  2. Si j’ai bien entendu Mister President, il ne s’agit pas exactement de lutte, mais de guerre!
    Nous sommes en guerre contre un certain coronavirus qui n’est même pas vivant, mais se réduit à une molécule de protéines recouverte d’une couronne de graisse. Pour la détruire, la lutte ne sufirait pas, il faut la guerre! Pour le moment, la guerre c’est le confinement, alors vous imaginez les dimensions que va prendre cette guerre lors du déconfinement!

  3. lors du déconfinement, alors là ce sera la lutte finale!

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