Rencontre dans un square

Roman publié en 1955 aux éditions Gallimard par Marguerite Duras (1914-1996), “Le square” a pour particularité d’être écrit entièrement sous la forme d’un dialogue. Tout le livre n’est qu’un long dialogue entre deux personnes qui se rencontrent par hasard dans un square. C’est donc tout naturellement que, deux ans plus tard, l’auteure l’adapta en pièce de théâtre. Montée régulièrement depuis sa création en 1957, elle était jusqu’à peu (avant intervention des mesures gouvernementales) à l’affiche du Théâtre du Lucernaire, dans une mise en scène de Bertrand Marcos (1), un familier de l’auteure de “Savannah Bay”. Un beau moment de théâtre.

Alors que le public s’installe dans la salle, les comédiens sont déjà en scène. Un homme d’une soixantaine d’années se prélasse, les jambes allongées sur une chaise. Une jeune femme lit, assise sur un banc. Un mobilier de jardin d’un blanc fatigué et le revêtement du plateau figurant un sol en gravier indique sans équivoque le lieu de plein air qui donne son titre à la pièce. Le timbre si reconnaissable de Fanny Ardant se fait alors entendre en voix off, énonçant un bref prologue en guise d’introduction.
Fanny Ardant, interprète durassienne par excellence (2), comme un double de la femme de lettres, nous transporte aussitôt dans l’univers de cette dernière. Le clin d’œil est amusant, la bascule astucieuse.

L’homme engage la conversation de façon parfaitement anodine et banale. Pas une once de drague dans son approche. Juste le besoin de parler, de sortir un temps de sa solitude. Nous voyons tout de suite que nous avons affaire à quelqu’un de bien. Il est voyageur de commerce, n’a pas d’attache, encore moins de domicile fixe, mais dit se contenter de son sort. Il se montre très courtois, ponctuant ses phrases de respectueux “Mademoiselle”. Elle, gouvernante d’enfant ou bonne à tout faire, on ne sait vraiment, est totalement insatisfaite de sa condition de domestique. Elle n’aspire qu’à une chose : se marier pour exister, croit-elle. Dans ce but, elle se rend tous les samedis soir au bal de la Croix-Nivert.
Avec sa petite valise contenant toute sa vie semble-t-il, lui n’aspire plus à grand-chose, se considère trop âgé pour changer de condition alors qu’elle, n’aspire qu’à cela. Remplie d’espoir, elle ne peut imaginer continuer à vivre de la sorte. Le changement lui semble inéluctable.

Au fil de la conversation, la sympathie surgit entre ces deux âmes esseulées, puis une certaine complicité. La jeune femme en vient même à souhaiter le changement également pour cet interlocuteur à l’écoute si bienveillante. D’ailleurs, l’homme providentiel qu’elle ne cesse de chercher ne serait-il tout simplement pas à ses côtés, dans ce square ? Cette idée fait peu à peu son chemin dans notre esprit, comme apparemment dans celui de la jeune femme qui quitte le square à regret et invite l’inconnu à la retrouver au prochain bal. La fin est ouverte et si l’homme ne promet rien, on se prend à espérer que ces deux-là, que tout semble opposer, étaient en réalité faits pour se rencontrer, qu’une belle histoire leur tend les bras…

Le style si particulier de Marguerite Duras n’est ici pas reconnaissable. Pas d’écriture déstructurée jouant avec les silences et les répétitions, envoûtante et mélancolique. Tout au contraire, une écriture simple et naturelle, d’une belle fluidité, pour dire de grandes émotions derrière les mots. L’auteure dessine avec “Le square” un portrait tout en délicatesse et élégance de deux âmes solitaires. Les dialogues sensibles et poétiques en révèlent toute l’humanité.
Les deux comédiens sont parfaits. Leurs personnages totalement crédibles et séduisants, chacun dans leur genre. Avec une génération d’écart et une conception différente de la vie, leurs chemins semblent pourtant devoir converger. Un couple peut-être improbable au premier regard, mais finalement tout aussi plausible qu’attachant. Tirée à quatre épingles dans un joli ensemble bleu foncé, chignon serré, silhouette fine et droite, un brin raide, la demoiselle est jolie, sans être sexy. Belle, mais sans sensualité. Sérieuse et bien élevée, il lui faudrait s’ouvrir au monde, sortir de ses idées reçues et gagner en souplesse. Si les hommes aiment danser avec elle sans jamais penser à prolonger la rencontre, c’est qu’ils n’ont sans doute pas vu qui se trouvait derrière cette jeune femme à l’apparence de sage institutrice un rien coincée. Sans doute n’ont-ils pas pris le temps comme ce voyageur de commerce d’écouter, de parler, d’échanger…Peut-être seule une solitude était-elle capable de comprendre une autre solitude.

Dominique Pinon est exceptionnel de bonté et de sagesse. Son personnage a l’intelligence du cœur, la clairvoyance de l’expérience. Il inspire confiance et incarne sans doute l’homme sur lequel toute femme aimerait se reposer.
Avec son air détaché de tout, il fait preuve d’une écoute attentive, d’une belle générosité et d’une sensibilité émouvante. Lorsqu’il raconte ce pays lointain qu’il a aimé et ce jardin zoologique dans lequel il a été heureux, il semble alors tout à fait possible de partager ce bonheur à ses côtés.
De cette parole si simple écrite par Marguerite Duras surgissent des instants d’une humanité magique, de ces portraits presque ordinaires, une belle foi en l’espérance. Oui décidément un très beau moment de théâtre.

Isabelle Fauvel

(1)   Bertrand Marcos a mis en scène plusieurs œuvres de Marguerite Duras : “Agatha” en 2017, “Hiroshima mon amour” et “L’Été 80” en 2018, et “La passion suspendue” en 2019, les trois dernières productions ayant pour interprète Fanny Ardant.

(2)   Dès 1995 avec “La Musica deuxième”, puis “La maladie de la mort” en 2006, “Des journées entières dans les arbres” en 2014…

“Le square” de Marguerite Duras. Avec Dominique Pinon et Mélanie Bernier, mise en scène de Bertrand Marcos. Le théâtre a annoncé sa fermeture jusqu’au 19 avril inclus

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