Il y a de cela cinquante ans, les citoyens chiliens ont voulu changer de chaîne, varier un peu le programme économique auquel ils étaient habitués faute d’en profiter. Pour ce faire ils élirent en 1970 un médecin de profession, socialiste, convaincu que la répartition des richesses se devait d’être davantage équitable. Trois ans plus tard, Salvador Allende est destitué par un coup d’État mené par le général Augusto Pinochet qui avouait lui-même ne rien comprendre à la politique. Selon un câble de la CIA de 1972, il était décrit comme « un militaire ordinaire, amical, plutôt médiocre » (…) prenant « beaucoup de plaisir à se sentir important ». S’ensuivirent 17 années de dictature féroce entraînant plus de 3000 morts et disparus et bien plus encore de personnes emprisonnées et torturées. Sortie il y a peu aux éditions Otium, une BD signée Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta, s’applique à raconter « Les années Allende ».
Comme fil directeur, les auteurs ont choisi un journaliste américain John Nitsch. Il a alors soixante-sept ans et raconte comment un pays s’est mis à rêver tandis que des forces obscures ou non, intérieures et extérieures, paniquaient à l’idée de voir le Chili devenir un nouveau Cuba. Ce qui n’était pas exactement le cas puisque Salvador Allende et son gouvernement s’étaient au contraire appliqués à maintenir la liberté d’expression, jusqu’à imprimer les journaux de leurs opposants. Il est toujours instructif de voir comment s’organise un contexte devant aboutir à l’installation d’une dictature, phénomène ayant à l’époque, touché la quasi-intégralité des pays formant l’Amérique du Sud. Quoique favorable à Allende, cette bande (bien) dessinée s’efforce de rester honnête dans son propos ce qui est toujours plus aisé que de vouloir atteindre à l’objectivité.
Durant sa campagne on voit, on entend et on lit Salvador Allende défendre l’idéologie de son parti (L’Unité Populaire), proclamer une réforme agraire face aux grands propriétaires, sa volonté de dérouter « l’arrogance de l’argent » en prônant de larges nationalisations. Arrivé en tête des suffrages, il s’installe au palais de la Moneda le 24 octobre 1970 pour un mandat de six ans qui sera finalement stoppé net au bout de trois. L’album raconte l’euphorie qui s’était installée dans le pays et, incidemment, le long séjour qu’y fit Fidel Castro. Une visite qui ne devait pas vraiment rendre service à Allende, tant, en ces années de guerre froide, la paranoïa anti-castriste atteignait de vertigineux sommets. Accompagné de Claude Estier, le déplacement d’un certain François Mitterrand est incidemment décrite comme ayant été « totalement inaperçue ».
Le ver étant souvent dans le fruit, c’est Augusto Pinochet, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Allende qui en 1971, établit un couvre-feu à Santiago, face à des manifestations hostiles au régime et protestant contre les pénuries. L’homme était alors considéré comme loyal. On sait ce qu’il allait advenir. Puisqu’en 1973, soutenu de loin par les États-Unis, Augusto Pinochet bombarde le palais de la Moneda avec des avions de fabrication britannique tandis que possiblement, Allende choisit de se suicider plutôt que de se rendre. Selon une thèse défendue par l’album, s’il s’était livré, il était prévu que l’avion devant l’extrader ne devait jamais arriver à destination.
« Les années Allende » nous fait croiser de nombreux personnages ayant écrit cette histoire tragique et notamment un « ex-petit délinquant » nommé Osvaldo Romo qui devait faire parler de lui sous la dictature pour son zèle maniaque à torturer les « dissidents ». Malgré « les violations constantes et flagrantes des droits de l’Homme qui ont eu lieu et continuent d’avoir lieu au Chili, y compris la pratique institutionnalisée de la torture » selon les termes de l’ONU en 1977, Pinochet a survécu en conservant des partisans. En 2006, l’année de sa mort, il est assigné dans sa résidence de Santiago après avoir été inculpé pour les crimes ayant été commis sous sa responsabilité à partir de 1973. Il a alors 91 ans, il ne demande pardon à personne. « Les années Allende » est à tout le moins un bon album d’histoire en ce qu’il permet d’identifier les éléments conduisant à un naufrage démocratique.
PHB
« Les années Allende » Carlos Reyes, Rodrigo Elgueta éditions Otium 19 euros
PS: L’éditeur reconnaît qu’ici et là on peut trouver quelques coquilles propres à l’édition française mais finit son mea culpa par ce mot: « Veillez à ce que le tirage s’épuise, nous corrigerons le second ».
Et pour retrouver le climat des années Allende, je conseille la lecture de « Beaux enfants, vous perdez la plus belle rose » d’Antonio Skarmeta (Gallimard).
Se souvenir aussi de Léo Ferré, chantant « Allende », une de ses chansons poético-politiques, un peu tirée par les cheveux, mais lyrique en diable avec choeurs classiques qui s’achevait en apothéose rugissante :
Alors nous irons réveiller
Allende Allende Allende Allende