Geneviève Dormann (1) raconte que dans les premiers temps de l’automne 1918, Blaise Cendrars et Guillaume Apollinaire commentaient à la terrasse du père Baty, le défilé des corbillards transportant les corps des Parisiens frappés par la grippe espagnole. Maladie qui devait tuer Apollinaire quelques jours plus tard. Ce lieu névralgique, qui concentrait avec le Dôme, la Rotonde et la grande épicerie Hazard toute l’élite de l’art et de la littérature moderne, n’avait pas d’image. Cependant qu’il en existait une, découverte dans un livre de Billy Klüver (1927-2004), « A day with Picasso ». C’est un dessin (détail ci-contre), réalisé par Moïse Kisling en 1916. On voit sur son fronton, qu’en plus du bon vin célébré par Apollinaire dans « La femme assise », on y servait également des huîtres, ce qui est toujours le cas aujourd’hui mais sous une autre enseigne.
L’ouvrage de Billy Klüver est très intéressant quoique modeste dans ses ambitions, puisqu’il se limite à minuter une série de photographies prises par Jean Cocteau en 1916. La plupart de ces clichés (présents dans une exposition au musée de Quimper en 2014), illustrent ce fameux carrefour Raspail-Montparnasse avec des personnalités comme Max Jacob, Pablo Picasso, Marie Vassilief, Pâquerette, Ortiz de Zarate, Henri-Pierre Roché ou encore Kisling. Ce dernier est à cette heure et sauf rectificatif que nous brûlerions de connaître, le seul à avoir croqué Baty. Modigliani a bien exécuté le portrait d’Apollinaire en terrasse de chez Baty mais il n’a pas planté le décor. Jean Cocteau a donc commis cet exploit de quadriller le carrefour (à l’époque doté d’un rond-point) avec son appareil photographique à soufflet sans jamais l’orienter vers chez Baty. Il n’y en avait que pour le Dôme ou la Rotonde, enseignes toutes neuves et singulièrement à la mode. Les légendes précisent qu’untel sortait de chez Baty ou allait chez Baty, mais le restaurant prisé par Apollinaire et ses pairs lui restait dans le dos.
Heureusement qu’il y a eu Billy Klüver lequel a non seulement a bénéficié de cette trouvaille iconographique signée Kisling mais a aussi dressé (en tant qu’ingénieur de formation) le plan complet de ces aîtres lourds en symboles et anecdotes historiques. Et il a creusé le détail de cette journée du 12 août 1916 où à treize heures tapantes, un groupe de célébrités a quitté la Rotonde afin d’aller se sustenter chez Baty, à l’angle du boulevard Raspail et du boulevard Montparnasse. Le restaurant, surmonté de l’hôtel de la Haute Loire (aujourd’hui disparu), avait pour caractéristique d’avoir fiché dans un mur, un obus non explosé venu s’échouer là en 1871. Il paraît que le père Baty l’astiquait afin qu’il brillât de tous ses éclats de glorieux projectile perdu.
Sauf ce dessin de Kisling on l’a dit, l’image de Chez Baty n’existait pas, hormis une photo de la BnF également publiée par Billy Klüver où l’on ne distingue pas grand-chose. Mais le lieu, qui devait fermer en 1923, est régulièrement mentionné par tous ceux qui se sont intéressés à cette géographie et à cette époque. Dans « La femme assise », Apollinaire stipule que « c’est Baty ou le dernier marchand de vins. Quand il se sera retiré, ce métier aura pratiquement disparu de Paris, à moins que la guerre et la vie chère ne redonnent un regain de vogue à cet état. Il restera la petite boîte, comme on dit aujourd’hui, mais le chand’vin aura vécu. En attendant, ceux que les maladies ou plutôt les médecins n’ont pas fait renoncer entièrement aux vins de France fêtent encore à l’envi cette cave bien soignée ».
L’écrivain Léon-Paul Fargue (1876-1947) quant à lui , dans son livre le Piéton de Paris (1939) y va aussi de son paragraphe: « Je vais souvent, écrit-il, prendre un verre de porto chez un ancien modèle qui vit aujourd’hui très bourgeoisement dans un petit appartement coquet de la rue de Vaugirard et qui est pour moi un petit musée de Montparnasse: On y trouve une cravate de Mécislas Golberg, une carte postale de Max Jacob, un menu de chez Baty, un vieux tablier qui appartint à quelque plongeur de la Rotonde, des Utrillo, une coupure de journal rappelant que le petit hôtel de Picasso à Montrouge avait été un jour cambriolé, un bouquin sur Van Gogh, et des quantités de souvenirs cubistes, futuristes, pornographiques ou touchants qui rappellent que Montparnasse, avant d’être le quartier des faux peintres arrivés a longtemps été un petit paradis… ».
On a peine à imaginer en 2020 que ce périmètre attirait les personnalités du monde entier faisant de Paris dans l’entre-deux guerre une référence planétaire pour ce qui relevait de l’art moderne. Et c’est chez Baty entre autres repaires que se prolongeaient les réunions éditoriales des Soirées de Paris dont les bureaux se trouvaient au 278 boulevard Raspail. Des greniers qui se vident régulièrement, on retrouvera peut-être un jour une autre de ces traces (menus, encarts publicitaires…) qui font la joie des amateurs de vieux papiers.
PHB
(1) Dans « La gourmandise de Guillaume Apollinaire » (Geneviève Dormann)
Le livre de Billy Klüver (ci-contre) publié en 1997 et que l’on peut facilement trouver sur Internet (à des prix abordables)
L’irremplaçable ouvrage de Billy Klüver et Julie Martin, « Kiki et Montparnasse » (traduction publiée chez Flammarion en 1989), riche de nombreux témoignages et de documents inédits, fournit page 29 une photographie du carrefour. À droite, l’hôtel de la Haute-Loire dont le rez-de-chaussée est occupé par Baty, ainsi que les auteurs le précisent même page. Comme sur le dessin, on distingue le mots HUÎTRES en grandes lettres au-dessus de l’entrée. Page 218, une note ajoute au témoignage d’Apollinaire trois références, Salmon, Jeanine Warnod et surtout Billy. Ce dernier se souvient en 1958 des prix relativement élevés des vins et de la petite salle que l’excellent Baty réservait au groupe des « Soirées de Paris » le long du boulevard Raspail.
Merci de ces précieuses précisions, cher lecteur. PHB