Ah ces little women

C’est l’autre Greta du moment, non pas la petite prophétesse aux tresses, mais la scénariste-actrice-cinéaste américaine de trente-six ans nommée Greta Gerwig, qui défraye la chronique cinéma avec « Les filles du docteur March », nommé aux Oscars.
Surtout si vous êtes une femme, peut-être avez-vous versé vers quatorze ou quinze ans des torrents de larmes sur le sort de ces quatre sœurs.
En ce cas, vous n’aurez fait que suivre l’exemple de quantité d’Américaines de la seconde moitié du XIXème siècle qui avaient, elles aussi, versé tant de larmes en 1868 sur le sort de Jo, Meg, Beth et Amy, les héroïnes de « Little women ». Et sans doute avez-vous, comme elles, séché quelque peu ces larmes, en lisant « Le docteur March marie ses filles » que leur mère de plume, Louisa May Alcott, avait publié promptement l’année suivante.
Il semble que la saga des sœurs March soit une autobiographie romancée de Louisa et de ses trois sœurs au temps de la guerre de Sécession. A son tour, la Californienne du nord Greta Gerwig s’est profondément identifiée, lors de son adolescence, à la fin du XXème siècle, à l’héroïne Joséphine dite Jo, qui avait inspiré, en leur temps, paraît-il, aussi bien Simone de Beauvoir que Susan Sontag, puis Patti Smith et jusqu’à Elena Ferrante aujourd’hui.
Comme quoi les grandes héroïnes livresques ne meurent jamais.
On peut en effet penser, côté femmes précurseurs (ou précurseuses ?), à la grandissime Jane Austen ou aux Brontë sisters, ou encore à Virginia Woolf ou Agatha Christie, qui écrivit son premier Poirot (« La mystérieuse affaire de Styles », un coup de maître) pour relever le défi lancé par sa sœur.

On pourrait s’étonner qu’une native de Sacramento bien de notre temps se soit autant identifiée à cette Jo d’une autre ère, d’autant plus que Greta Gerwig incarnait, comme actrice, le cinéma d’auteur des années 2010 : « Damsels in distress » (2011) de Whit Stillman, puis « To Rome with love » de Woody Allen (toujours friand de frais visages), « Frances Ha » et « Mistress America » (2015) de Noah Baumbach, son compagnon.
Bien qu’elle apparaisse alors à l’écran comme Miss Cool en personne, attention, elle était déjà co-scénariste des films de son compagnon.
Il ne lui restait qu’à passer à la réalisation avec « Lady Bird », 2017, trois fois oscarisé. Pas mal pour un premier film passablement autobiographique sur les déboires d’une adolescente de la banlieue californienne du nord rêvant à d’autres horizons, d’autres parents, d’autres amours. Le film était juste distancié comme il faut, avec juste l’humour, l’invention et la subtilité nécessaires. Autrement dit un film de «rite de passage adolescent» d’une subtile drôlerie.

Autre point capital : elle avait confié le rôle principal à l’actrice très « hot » irlando-américaine de vingt-trois ans Saoirse Ronan (prénom irlandais), déjà oscarisée pour «Brooklyn» deux ans auparavant. Plus important encore, Saoirse allait se révéler comme son alter ego, par une de ces osmoses évoquant celle de François Truffaut et de Jean-Pierre Léaud dans « Les 400 coups ». Sauf que le jeu des deux actrices est à l’opposé l’un de l’autre…
Peu lui importait, donc, que son adaptation des quatre héroïnes du temps de la guerre de Sécession fut la quatrième du genre, après celle de George Cukor en 1933, celle de Mervyn Le Roy en 1949, et celle de l’Australienne Gillian Amstrong en 1994, chacune avec une pléiade de stars allant de Katharine Hepburn à Winona Ryder et Kirsten Dunst, en passant par Elizabeth Taylor ou Janet Leigh.
Donc son alter ego Saoirse Ronan incarnerait pour Greta la star des quatre sœurs, Joséphine dite Jo la meneuse, la plus courageuse, la plus héroïque, la plus proche de son cœur, celle qui ne veut pas compromettre ses exigences artistiques. Celle qui revendique haut et fort son identité de femme et d’artiste.
Au point que le film s’ouvre sur une scène absente du roman, mais si révélatrice des propres aspirations de la cinéaste : nous voyons Jo arriver dans le bureau d’un éditeur et lui proposer une nouvelle. Une nouvelle écrite par une de ses amies, bien entendu. Mais le monsieur corpulent aux cheveux et aux favoris blancs, derrière son bureau, n’est pas dupe. Il lui explique que les histoires qui l’intéressent doivent avoir « a happy end ». S’il refuse sa nouvelle, on verra plus tard qu’il deviendra bien son éditeur.
Si cette scène inaugurale (posant d’emblée la question de gagner sa vie pour une femme écrivaine) est une invention, Jo est bien celle des quatre sœurs possédée par la passion de l’écrit, à l’instar d’une sœur Brontë. L’aînée, Meg (Emma Watson), semble se contenter d’être ravissante sans revendiquer d’aspiration particulière. La troisième, Beth la discrète (Eliza Scanien), se révèlera une pianiste talentueuse. Quant à la petite dernière, Amy (Florence Pugh), elle tente d’exister, parfois violemment, auprès de ses trois aînées.

Je dois avouer ma surprise, lors des premières scènes, en voyant que Greta Gerwig avait choisi de réaliser un film d’époque, elle qui incarne tellement, par sa personnalité et son look autant que par son jeu et son œuvre une femme d’aujourd’hui. Je m’attendais à une adaptation moderne, mais c’était sans compter, je suppose, à quel point le livre a marqué son adolescence.
Il faut un certain culot pour se lancer, dès son second film, dans « a period piece », comme on dit en anglais. Les grandes réalisations du genre ne sont pas des films de débutants, que l’on pense au « Guépard » de Visconti, à « Tess » de Polanski, au « Barry Lindon » de Kubrick ou au somptueux film de Scorsese « The Age of Innocence », faisant revivre la haute société newyorkaise du début du XXème siècle. Ou même au très raffiné récent « Phantom Thread » de Paul Thomas Anderson évoquant le Londres des années 50.
Disons que sur ce plan, Greta se montre la digne héritière de Jo, toujours prête à bousculer les traditions et les habitudes. Elle n’a vraiment peur de rien.

Car pour Greta la Californienne, il s’agit de réaliser, en quelque sorte, un film d’époque moderne, et non pas un livre d’images anciennes comme ont pu le faire platement George Cukor ou Mervyn Le Roy avec plus de talent.
Bien sûr il faut montrer les péripéties traversées par ce foyer féminin, la mère, ses quatre filles et la fidèle Hannah, abandonnées à elles-mêmes par le docteur March parti au front. Il faut montrer leurs efforts pour survivre à la pauvreté et à la maladie, mais surtout il faut montrer comment chacune cherche à s’affirmer, notamment par la relation à ses sœurs. Jo est obsédée par sa vocation d’écrivain, et se montre souvent violente et intransigeante. Meg la jolie aînée se voit en femme mariée. Beth s’accomplira dans son don pour le piano. Amy ira un jour jusqu’à brûler les écrits de Jo pour la punir de ne pas l’avoir emmenée au théâtre.

E.Watson, S.Ronan, F.Pugh, E.Scanlen

Il y a aussi des bals spectaculaires et de brillants soirs de théâtre. Il y a surtout une fascinante opposition entre les intérieurs éclairés à la bougie et les six femmes serrées autour des flammes de la cheminée, et les scènes d’extérieur, où règnent une lumière et des couleurs miraculeuses. Le tournage s’étant déroulé à Boston et à Concord, Massachussetts, là même où le livre est situé, nous avons droit aux splendeurs automnales de la côte Est, et à d’extraordinaires scènes de bord de mer ressemblant étrangement aux scènes de plage de Manet, par la disposition des personnages comme par la façon dont ils sont sculptés par une lumière surréelle.

Et puis comme dans tout roman du XIXème siècle, il y a la tante pas si indigne que ça, savoureusement interprétée par Meryl Streep, et les voisins habitant cette somptueuse maison blanche à colonnes à deux pas, en haut de la colline. Là où habite le petit fils orphelin du riche et gentil propriétaire, le jeune Theodore Laurence, que Jo seule appelle « Laurie ». En faisant de nouveau appel à Timothée Chalamet (24 ans, révélé en 2017 dans « Call me by your name ») auquel elle avait confié un petit rôle dans « Lady Bird », Greta tient son couple vedette : Saoirse et Timothée, dernières révélations du grand écran US, incroyablement jeunes, au physique étrangement moderne, au jeu incandescent.
La cinéaste ayant amalgamé les deux tomes des aventures des « little women », les péripéties ne manquent pas et nous tiennent en haleine jusqu’au bout.
On pourrait trouver que parfois, Greta Erwig « en fait trop » dans l’enchaînement et la multiplicité des scènes et des flashbacks, mais elle a réussi son pari de réaliser un film d’époque profondément moderne (et de façon plus subtile que Sofia Coppola avec « Marie Antoinette »). Manière de défier Hollywood avec panache.

Lise Bloch-Morhange

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6 réponses à Ah ces little women

  1. Yves Brocard dit :

    Bonjour,
    Je suis surpris de votre commentaire complaisant sur ce film, que vous analysez peu (les quatre dernières lignes) après une longue description. Je n’ai pas vu le film et n’irai pas le voir, l’avis unanime (c’est rare) des critiques du Masque et la plume https://www.franceinter.fr/cinema/pourquoi-les-filles-du-docteur-march-avec-emma-watson-de-greta-gerwing-est-il-si-ennuyant ne m’en donne pas l’envie et la bande annonce encore moins.
    Par contre l’avais beaucoup aimé « Marie Antoinette » de Sofia Coppola qui au moins fait preuve de beaucoup d’originalité, de dérision (le défilé des chaussures avec une paire de Nike au passage et la musique techno de la soirée) et des acteurs excellents. Je le re-regarde régulièrement avec toujours autant de plaisir.
    On ne peut pas tous être du même avis… et tant mieux!
    Bien à vous.

  2. Cher lecteur avec lequel j’aime bien dialoguer,
    certes les critiques du Masque et la Plume n’ont pas aimé le film, mais je fais le pari que ce film sera reconnu plus tard à sa juste valeur! D’ailleurs Thomas Sotinel, lui, dans « Le Monde », a beaucoup aimé!
    Et je persiste à penser que Sofia Coppola a réalisé un joli livre d’images très habile, avec quelques effets de mode faciles, et que Greta Erwig est beaucoup plus subtilement novatrice.
    Mais comme vous le dites, c’est amusant de ne pas être toujours d’accord!

    • philippe person dit :

      Chère Lise,
      Je ne sais pas si vous aviez vraiment vu le film de George Cukor, mais j’ai beaucoup de mal à accepter votre « platement filmé ». La première version des 4 Filles était un film formidable avec le premier grand rôle de Katharine Hepburn absolument magnifique…
      Je n’ai pas vu la dernière version, celle que vous encensez, mais je vous conseille de revoir Hepburn dans son premier Cukor… Une association qui va donner des chefs-d’oeuvre : Sylvia Scarlett, Indiscrétions, Madame porte la culotte…
      Cukor « platement » ! Non non ! Ce n’est pas sérieux !

  3. Nicole Ostrowsky dit :

    Contrairement au commentaire précédent, je n’avais lu aucune critique avant d’aller voir le film que j’ai simplement adoré. Le personnage de Jo est en tout point remarquable, vivant, passionnant, voire poignant. Et comme dit Lise, l’histoire est d’un modernisme étonnant, on y croit, on s’y attache, et on en redemande. Je suis allée lire les critiques « unanimes » du Masque et la Plume, et je les ai trouvées sèches et sans âme. ils sont passés à côté d’un très grand film.

  4. Yves Brocard dit :

    Bonsoir,
    Succombant à vos enthousiasmes, et les assez bonnes notes de la critique (sur Allociné : 3,7/5 pour la presse ; 4,0 pour le public, Sofia Coppola étant créditée pour sa part de, respectivement, 4,0 et 3,3) j’ai décidé d’aller voir le film. Rien de tel que de se faire sa propre opinion.
    J’ai tenu 50 minutes et n’ai pas eu le courage de subir les 90 suivantes. Je ne saurai donc jamais comment cela continue, ni comment cela se termine. Une suite de mini-drames et de disputes, dans un décor carton-pâte comme on n’en fait plu. Au moins Coppola c’était tourné – un peu – à Versailles et le reste – je crois – à Chantilly. J’ai même pensé que les décors avaient dû être rajouté par ordinateur, comme cela se fait souvent.
    En plus, les quatre filles parlent comme des « djeunes », à toute vitesse. On n’a pas le temps de lire les sous-titres (le film passe en VF, mais que dans de rares salles). Heureusement, elles/ils parlent bien l’anglais et j’ai pu, à peu près, suivre « en direct ». Mais pour ce qu’elles disent (et les hommes aussi), mis à part la première scène (où Jo soumet sa nouvelle à un patron de journal) le reste a peu d’intérêt. Les flash-back (pas toujours indiqués) font qu’on s’y perd. Mais est-ce grave ?
    Bref j’ai rejoint les critiques du Masque…
    Bon, j’espère qu’on tombera d’accord, une prochaine fois.

  5. Homeyer Pierre dit :

    Comme d’habitude pour les uns c’est nul pour les autres c’est très bien.
    Je sors à l’instant du visionnage du film et je me rallie à l’avis de Mme. Nicole Ostrowsky.
    Je ne comprendrai jamais que l’on puisse décider d’aller ou ne pas aller voir un film à la seule lecture des critiques!
    Merci Mme. Lise Bloch-Morhange

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