Et si, tout comme les humains, les objets avaient la capacité de penser, sentir, éprouver des sentiments, rêver d’une autre vie… ? Si eux aussi connaissaient le doute, la peur, le regret, et, pourquoi pas, des envies de révolte ? Et si soudain ils prenaient la parole pour nous raconter tout cela ? “Nous les objets, quelques-uns, ce soir, on va sortir de notre silence. On a des choses à vous dire” décrète d’emblée un pèle-pommes dans “La Conférence des objets”, la pièce de Christine Montalbetti actuellement à l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française. Une fantaisie des plus plaisantes qui ravive notre rapport aux objets, nous renvoie à notre expérience tactile du monde car, avouons-le, pourrions-nous réellement nous passer de ces compagnons quotidiens ?
Un napperon rêvant de s’enfuir par une fenêtre entrouverte (“L’Origine de l’homme”, 2002), un sucre effrayé à l’idée d’être choisi et ébouillanté dans le café (“Journée américaine”, 2009) … Dans ses romans, Christine Montalbetti prend souvent un malin plaisir à donner vie et pensée à des objets de la vie quotidienne. “Dans la solitude de la maison, ce qui se passait (tu peux bien nous le dire), il te semblait que les meubles mâchonnaient de petites pensées qui n’étaient pas toutes gentilles à ton endroit.” (“Trouville Casino”, 2018) ou encore, toujours dans “Trouville Casino”, “Même ce petit fauteuil replet, je n’ai pas encore parlé du fauteuil replet, enorgueilli de ses accoudoirs bombés, tu lui trouvais quelque chose de fourbe, et vous aviez pris l’habitude de vous regarder en chiens de faïence, les après-midi de pluie.”
La vie cachée des objets est un thème récurrent dans l’œuvre de la romancière, née au Havre en 1965 et auteure d’une dizaine de romans, alimenté par son intérêt pour les yokaï, ces esprits qui, la nuit, animent les vieux ustensiles de cuisine dans la culture japonaise.
Avec “La Conférence des objets”, l’auteure va plus loin, jusqu’à donner voix à ces objets si familiers que nous n’y prenons plus garde, les réduisant à leur fonction utilitaire sans même réellement poser notre regard sur eux. Un peu de respect et d’attention, ce n’est pourtant pas trop demander.
Écrite et mise en scène tout spécialement pour cinq acteurs de la Troupe, cette pièce marque la troisième collaboration de Christine Montalbetti avec la Comédie-Française, après les deux petites formes que sont “Le Cas Jekyll” (2008) et “Le Bruiteur” (2017), conçues respectivement pour Denis Podalydès et Pierre Louis-Calixte.
Cinq acteurs, cinq objets donc, soit un pèle-pommes, un œil-de-tigre, un parapluie, une boîte à couture et une lampe. Et le défi de faire jouer des objets à des acteurs, de les “anthropomorphiser” en quelque sorte. La scénographie, signée d’Éric Ruf, et les costumes imaginés par l’auteure elle-même contribuent intelligemment à cette incarnation : une toile de Jouy bleue et blanche rappelant harmonieusement le revêtement de La Boîte à couture et la tenue assortie portée par la doyenne Claude Mathieu, des tournettes laissant apparaître et disparaître certains objets avec élégance, une chemise à petits motifs de pommes vertes, rouges et jaunes pour Hervé Pierre/Le Pèle-pommes ou encore une robe rouge avec un gilet au crochet et des bottines marron pour Anna Cervinka/La Lampe qui renvoient fidèlement aux couleurs et motifs de cette lampe reproduite dans le décor.
Réunis dans un coin d’appartement, une sorte de carrefour entre plusieurs pièces, et profitant de l’absence de leur propriétaire, ces objets décident de se confier à nous, les spectateurs, et de nous raconter leurs états d’âme, leur vie d’objet et leur ressenti du monde. Dans une langue extrêmement ciselée, où chaque mot est pesé, choisi avec soin, ils nous parlent de leurs désirs, de leurs frustrations, nous racontent leur histoire, n’hésitant pas à nous tendre un miroir à travers leurs luttes ou à nommer leurs différences.
Si Le Parapluie commence par mentir et prétendre qu’il est un bouchon de pêche, il n’en est pas moins fier de son utilité et aimerait que l’on reconnaisse à leur juste valeur les efforts qu’il fournit pour remplir au mieux sa mission. Ses problèmes existentiels et ses regrets n’en sont pas moins quelque peu identiques aux nôtres : la peur de l’abandon ou le rêve d’une autre vie, telle celle d’un petit cerf-volant de papier… Le Pèle-pommes, cet objet plutôt inhabituel appartenant à la famille des épluche-légumes, très fier de ses origines, connaît son histoire et les noms de ses créateurs sur le bout des doigts si l’on peut dire. Il n’en doute pas moins parfois de son utilité et on le comprend. Honnêtement qui peut se vanter d’utiliser un pèle-pommes de nos jours ? Ou d’en avoir jamais vu un ? Devant cet ustensile pour le moins insolite nous revient en mémoire l’incroyable performance de Jeanne Moreau dans “Le récit de la servante Zerline” de Klaus Michael Grüber où l’actrice pelait minutieusement et avec une infinie lenteur une pomme pendant tout le temps de sa narration pour n’en laisser, à la fin, qu’une délicate pelure en spirale d’un seul morceau. Une notion du temps qui, à l’évidence, va à l’encontre de l’usage d’un pèle-pommes…
Si l’amulette est destinée à conjurer les mauvais sorts et à guérir de certains fléaux celui qui la porte, l’Œil-de-tigre aurait aimé que son pouvoir s’étende sur un plus grand nombre de personnes. Être une grosse pierre à l’entrée d’un village africain de sa connaissance lui aurait semblé plus ambitieux. Profitons-en pour saluer ici le merveilleux talent de conteur de Bakary Sangaré. Ses camarades ne sont pas en reste, tous excellents, comme à leur habitude.
Vivant plus ou moins bien leur condition, ces objets se trouvent parfois victimes et sont alors tentés de se rebeller par la violence (une aiguille à couture qui piquerait jusqu’à l’infection, une baleine de parapluie qui viendrait se planter dans un œil…). Mais en insistant sur leurs différences, ils nous font aussi mieux percevoir l’aspect éphémère de notre existence, notre liberté ou encore notre rapport à la sexualité et à la procréation.
“Je vous le demande, pardon de mettre les pieds dans le plat, mais comment vous faites, vous, avec la fragilité des corps vivants ?” Cet étonnement de La Boîte à couture devant la fragilité des corps humains, cette angoisse de se dire que lorsqu’une personne sort d’une pièce, on ne peut pas être certain de l’y voir entrer de nouveau, exposée comme elle est aux dangers de la ville, est partagé par ses compères. Pour lutter contre cette inquiétude, La Boîte à couture s’occupe en faisant et refaisant sans cesse l’inventaire de son contenu, elle qui aurait tant aimé être une boîte de peinture et produire de jolies choses…
La Lampe, si fière d’avoir été choisie après une longue mise au rebut, si flattée d’avoir été choyée (son pied poncé, un petit gilet tricoté pour son abat-jour) se sent redevable, malgré les moments douloureux d’indifférence.
Partagés entre leur envie de révolte et l’affection qu’ils portent à leur propriétaire, dont ils s’inquiètent du retard, ces objets ne réclament, au fond, qu’un peu d’attention, que l’on prenne le temps de les regarder. Alors, gagnés par “l’enthousiasmante matérialité du monde”, selon les propres termes de l’auteure (“La vie est faite de ces toutes petites choses”, 2016), nous ressortons de ce spectacle le cœur léger et le regard neuf.
Isabelle Fauvel
“La Conférence des objets” de Christine Montalbetti, mise en scène de l’auteure, scénographie d’Éric Ruf.
Avec Claude Mathieu (La Boîte à couture), Hervé Pierre (Le Pèle-pommes), Bakary Sangaré (l’Œil-de-tigre), Pierre Louis-Calixte (Le Parapluie) et Anna Cervinka (La Lampe).
Jusqu’au 5 janvier 2020 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.
Texte publié aux Editions P.O.L.
Autre actualité de Christine Montalbetti : la parution de son dernier roman, “Mon ancêtre Poisson” aux Editions P.O.L, août 2019, 240 pages, 19 euros
Voilà qui donne bien envie!