Invitée récemment au Musée des Beaux-Arts de Tourcoing (exposition sur Picasso illustrateur, jusqu’au 13 janvier), Patricia Sustrac, présidente de l’association des Amis de Max Jacob, glissait dans sa conférence, sans doute à l’attention d’étudiants ou d’universitaires, que le numéro spécial Apollinaire de la revue d’avant- garde SIC (janvier-février 1919) constituerait un excellent sujet de thèse.
La rédaction d’une thèse n’est pas véritablement dans les objectifs des Soirées de Paris. Mais en attendant qu’un chercheur publie le résultat de ses investigations, ce qui lui prendra plusieurs années, nous pouvons au moins évoquer cet extraordinaire numéro, ayant eu la chance de le dénicher dans une salle de ventes de Bruxelles. Il est vrai qu’on peut le consulter également sur le site Gallica et que l’intégralité de la revue est parue en fac similé chez J.-M. Place.
C’est en janvier 1916 que Pierre Albert-Birot crée cette revue dont le titre est l’acronyme de “Sons Idées Couleurs ». Il en est au début le seul rédacteur. Par son modernisme et son ouverture d’esprit, la revue ne tarde pas à attirer tous les jeunes loups de l’art et de l’écriture, notamment le futuriste Gino Severini, qui présente Apollinaire à Albert-Birot. Quelques temps plus tard, Apollinaire rédigeait une préface ( “poèmepréfaceprophétie“) pour les Trente et un poèmes de poche d’Albert-Birot (1917).
Lorsque Apollinaire décède en novembre 1918, la revue en est à son 34e numéro. Cette disparition est un choc pour tout le monde. Rapidement, le rédacteur en chef décide de publier un numéro spécial. Numéro extraordinaire : le mot n’est pas trop fort. Aucune autre revue, même par la suite, ne pourra se vanter de réunir dans une seule édition autant de signatures prestigieuses. Parmi les plus connus : Roger Allard, André Billy, Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Louise Faure-Favier, Louis de Gonzague Frick, Max Jacob, Francis Picabia, Gaston Picard, Pierre Reverdy, Jules Romains, André Salmon. Ils ont tous déjà une certaine notoriété.
D’autres jeunes signataires ne tarderont pas à devenir célèbres comme Louis Aragon (22 ans), et Tristan Tzara (23 ans). Roch Grey (Hélène d’Oettingen) signe deux fois : sous ce nom et sous l’un de ses pseudonymes Leonard Pieux. L’artiste Irène Lagut y publie un merveilleux portrait d’Apollinaire lauré, le crâne entouré de son bandeau :« Bonjour mon poète je me souviens de votre voix ». Le même dessin figure dans la toute première étude sur Apollinaire publiée par Roch Grey à la même époque.
Chacun s’exprime selon son tempérament, toujours avec émotion. André Billy : « Il est mort, c’est à n’y rien comprendre ». Cendrars : « Apollinaire n’est pas mort / Vous avez suivi un corbillard vide / Apollinaire est un mage ». Gaston Picard, le fameux courriériste qui connaissait tout Paris : « La Victoire n’est pas complète où tu n’es pas ». Reverdy : «Tout vient de s’arrêter / Et les mains qui se joignent / Portent un peu de Soleil / Comme un bouquet / Jusqu’à cette autre tombe / Où il vient de tomber». André Salmon : « Ô mort, mon frère qui sus boire et chanter ». Cocteau : « Apollinaire, qui tourmentait et ensorcelait les muses, nous reste sans que la mort puisse l’atteindre ». Fernand Divoire, journaliste et écrivain : « Les murs suaient les secrets de ton cœur ». Jean Royere, fondateur de la revue La Phalange : « L’océan se révulse en un flot funéral ». André Salmon : « Les pierres aussi sont mécréantes / Pourtant les pierres ont tremblé ». Certains poèmes ont des allures de calligrammes (« Arme sous le bras » du Catalan Perez-Jorba). Albert-Birot intitule son article « Ma main amie » formule habituelle des courriers d’Apollinaire avant sa signature. Ancien collègue de bureau quand Apollinaire s’adonnait au journalisme financier (il se disait en souriant chrysographe) Louis Latourette apporte un éclairage inédit et finalement fort intéressant quand on connaît la « Lettre-Océan » : «Ses recherches pour documenter la publicité autour des mines d’or mexicaines furent le motif de sa science érudite en art aztèque».
Dans chacun des textes de ces vingt-cinq signataires, une affection respectueuse transparaît. L’écrivain libertaire Lucien Decaves résume un peu le sentiment commun : «La bonne grâce, la politesse, le dandysme intellectuel, l’amitié sûre, le rire ingénu, l’érudition jointe à un amour impétueux des Belles-Lettres et de l’Art pur, que tout cela va nous manquer, nous manque déjà».
Le texte le plus mystérieux reste cependant, comme on pouvait s’y attendre, celui de l’irremplaçable Louis de Gonzague Frick, l’ancien condisciple de Monaco, amoureux des mots rares et des tournures précieuses. Son poème s’intitule “Ægenète ! “ : « Tous les poètes qui pleurent son départ inscrivent en lettre d’enchorial : Aegenete et s’émerveillent à jamais du fabuleux Guillaume Apollinaire ». Si le recours à un bon dictionnaire permet de nous éclairer sur ces mystérieuses “lettres d’enchorial“ (en somme l’écriture courante, comme la langue démotique de l’Égypte ancienne), il n’en va pas de même pour l’Ægenète qui résiste aux différents dictionnaires. L’appel à un helléniste distingué et à une compétente latiniste ne fut pas couronné de succès. Il fallut se plonger dans les plus vieux grimoires. Le mot fut retrouvé dans un dictionnaire de mythologie de 1829. Il désigne le surnom donné par les Camariniens à Apollon, considéré comme un dieu qui renaît sans cesse, Camarina, étant, comme chacun sait, une ancienne colonie grecque de Sicile, six siècles avant Jésus-Christ.
Voilà au moins une information que n’aura pas à chercher le futur thésard.
Gérard Goutierre
L’enquête finale est magnifique !
Cher Gérard vous nous avez enchantés encore une fois aujourd’hui; j’aime particulièrement « les deux en un » comme c’est le cas ce matin pour SIC et SIC, à deux plumes, on en redemande