Au train où vont les choses paraît-il, la vraie photo devrait peu à peu laisser sa place dans les musées pour la composition abstraite, l’assemblage créatif, la construction inspirée. Raison de plus pour aller faire connaissance au Musée du Jeu de Paume avec Peter Hujar, né dans le New Jersey en 1934 et fauché précocement, en 1987, par une de ces maladies opportunistes que favorisait le SIDA. Pose, cadrage, réglages des contrastes et de la lumière, on ne faisait à cette époque pas davantage avant de décider un tirage sur papier. Hormis quelques vues urbaines, Peter Jujar privilégiait l’humain, en puisant notamment dans le milieu qu’il fréquentait, comme des artistes ou des travestis. On ne manquera pas cependant d’être frappé avec quel talent, quelle acuité il capturait aussi des animaux, en particulier des chiens ainsi qu’une oie saisissante de vie.
Cela faisait 40 ans que l’occasion n’avait pas été donnée d’accéder à son travail de portraitiste. L’une de ses photographies la plus connue est sans aucun doute celle de Susan Sontag (ci-dessus), parmi les soixante portraits qui composent l’exposition du Jeu de Paume. Elle appartient sans conteste à cette catégorie de photos ayant atteint un niveau de perfection par ses ombres, son éclairage savant et l’impression qu’elle dégage. Il s’agit d’une œuvre au sens plein et que l’on ne peut manquer, tant elle est capable de happer le visiteur qui passe, même pressé.
Le critique américain Philip Gefter disait de lui et des années qu’il a trop vite traversées: «Hujar était alors une légende underground, bien connue dans les échelons supérieurs de l’avant-garde de Downtown, un cercle culturellement influent qui réunissait un certain nombre de figures dont la notoriété avait gagné le grand public : William S. Burroughs, John Cage, Allen Ginsberg, Fran Lebowitz, Susan Sontag, John Waters, Robert Wilson. Hujar les avait tous photographiés. » En quelques lignes, la messe est dite, comme une invitation impérative à la découverte, à la satisfaction d’une curiosité ainsi sollicitée.
Peter Hujar a quitté le lycée en 1953 où il a commencé à étudier la photographie. Il débute comme assistant de photographes commerciaux tout en frayant avec les milieux artistiques. Après deux voyages en Italie financés grâce à une bourse, il poursuit de 1968 à 1972 avec une période de photographe free lance dans les secteurs de la mode, de la publicité et de la musique, avant de capituler devant la « frénésie » qu’un tel choix pouvait apporter dans sa vie. Il devient en conséquence un artiste fauché enchaînant les petits boulots pour subsister. Et ne travaille plus que pour les sujets qui l’intéressent exclusivement. En 1973, il emménage dans un loft du quartier alors délabré de l’East Village et c’est là qu’il réalisera la grande majorité des portraits qui ont bâti sa notoriété. Il aimait photographier ceux « qui s’aventurent jusqu’à l’extrême », ceux « qui revendiquent la liberté d’être eux-mêmes ».
L’un de ses travaux les plus poignants est cette photographie qu’il réalise en 1973 à la demande l’actrice transgenre Candy Darling (née James Lawrence Slattery) « superstar warholienne célébrée par Lou Reed dans sa chanson Walk on the Wild Side ». Hospitalisée pour un lymphome, Candy Darling demande à Peter Hujar de faire une image d’elle sur son lit de mort en guise « d’hommage à ses fans ». Les draps, les fleurs, la lumière, le maquillage, le regard, tout concourt à faire de cette photo une composition remarquable autant que pathétique puisqu’elle fige les derniers instants d’une personne se sachant irrémédiablement perdue. « Je compose, j’imprime, il faut que ce soit beau », Peter Hujar n’a pas lésiné en ce cas particulier sur son talent. Beau mais aussi significatif comme cet autre tirage d’une femme enceinte où tout sur son visage appelle à la délivrance de l’accouchement.
L’exposition présente également un autoportrait de l’artiste effectué en 1974 bien avant qu’une pneumonie fatale ne le rattrape. On le voit beau et bondissant, sa main esquissant une sorte de salut à la compagnie. Sur son lit de mort ce devait être moins brillant. La dernière image nous a été épargnée. On préférera donc l’image de cette oie qui clôture le parcours. L’angle de vue choisi par Peter Hujar accentue encore le défi, l’arrogance complétée d’une forte dose de contrariété qui percent à l’évidence dans le regard du volatile. Il fallait le capter.
PHB
« Peter Hujar, speed of life », Musée du Jeu de Paume, jusqu’au 19 janvier 2020.