Le dico de New York

Page 514, Serge July exhume Audrey Munson, « la femme la plus en vue de New York ». Pour son dictionnaire amoureux de la ville, qui vient de paraître chez Plon, l’auteur a choisi des thèmes où l’on ne l’attendait pas forcément. Il aurait pu par exemple, consacrer un chapitre à Lou Reed, mais, c’est tout le bénéfice de cet imposant pavé, que de nous offrir des angles imprévus.  Il nous explique que si Audrey Munson est la femme la plus vue de New York, c’est parce que sa silhouette a été sur-utilisée, inspirant entre autres une vingtaine de statues de la ville. La « première femme nue de l’histoire du cinéma » a été (déjà) l’objet de harcèlement de la part de ses admirateurs, l’un d’entre eux ayant même fait savoir qu’il avait tué sa femme pour pouvoir mieux la courtiser. En fin de compte elle sera internée à l’âge de 40 ans et finira centenaire, toujours enfermée, oubliée, dans une structure psychiatrique au nord de New York.

Serge July aime New York, la ville « verticale » tout comme il aime Paris la « ville horizontale », nous prévient-il en préambule. Déjà auteur d’un dictionnaire amoureux du journalisme, celui qui va atteindre ses 77 ans à la fin de l’année, a abattu ici un travail considérable. Son flux d’écriture est tout sauf de l’eau tiède, ce qui correspond bien à sa personnalité et à sa façon générale d’aborder la vie et ses tripes. Lorsqu’il a, par le passé, chroniqué dans le Monde un livre de Claude Lanzmann (1), c’est pour mieux évoquer le « sang chaud » de l’auteur, sa « sauvagerie aristocratique », son « goût des longues courses », son « talent pour la liberté et un appétit gargantuesque de vivre, l’expérience de la longévité et la puissance physique ». Dans ce nouveau « dico », sur plus de 700 pages, l’ancien directeur de Libération fait montre de la même énergie, de sa fascination qui transpire pour la brutalité des faits, afin de nous communiquer son amour pour cette ville américaine à part, avec la somme de ses grandes qualités et de ses gros défauts. Au point qu’elle en deviendrait presque un portrait chinois de l’auteur.

Page 195, il s’attaque à « la ville la plus bruyante du monde » avec un brio plus littéraire que journalistique. Il en appelle à Dos Passos qui en 1920, racontait une cité « magnifique avec sa laideur brutale, pleine de voix tonitruantes, de métaux qui grincent et d’un bruit incessant de roues ». Lui-même parle de New York comme d’une mégalopole « qui s’enorgueillit d’être insomniaque » où la « quiétude et le silence n’existent pas ». On sent bien à le lire, que tout ce fracas, tout ce vacarme l’hypnotisent et que, selon lui, de toute évidence, « personne n’imagine vivre à New York pour faire une cure de sommeil ».

Évitant les poncifs, la liturgie conventionnelle et les sentiers trop battus, Serge July nous entraîne sur des sujets buissonniers. Juste après avoir traité le thème ô combien plaisant du hot dog, il nous parle des huîtres. Comment, après l’ouragan Sandy, le maire décide en 2012, de repeupler en huîtres la baie de sa ville en raison notamment de leur capacité industrielle à purifier leur environnement. Et de citer fort à propos le poète Léon Paul Fargue qui avait écrit qu’il adorait les huîtres parce qu’elles lui donnaient l’impression « d’embrasser la mer sur la bouche ».

Avec une aisance surprenante, bien moins exhaustif qu’un Pierre Larousse mais bien davantage inspiré, July joue pour nous les guides touristiques avec son dico en guise de bus découvert. Très agile, il nous fait passer dans l’ordre alphabétique (ou dans le désordre si l’on pioche au hasard) par Jean-Michel Basquiat, Fellini, Le Corbusier, Mapplethorpe ou encore Eleanor Roosevelt,  et sa narration nous emmène plus globalement vers ceux qui ont fait, défait, abîmé, embelli, caractérisé New York enfin, du détail d’une boutique de bagels, au double crash sur le World Trade Center en passant par la crise des subprimes et un détour par les prisons de la ville dont celle de Rikers Island.

L’un des plaisirs de ce livre que l’on parcourt davantage comme un roman amoureux est qu’il réveille en nous notre propre dictionnaire, notre propre cinéma, avec des films qu’il ne traite pas (sauf erreur) comme « Midnight cowboy » (John Schlesinger, 1969), « The king of New York » (Abel Ferrara, 1990) ou au contraire ceux qu’il évoque tel « Eyes Wide Shut » (Stanley Kubrick, 1999).

D’ailleurs dit-il, New York c’est la ville-cinéma: « on connaît tout d’elle même si on n’y a jamais mis les pieds ». Grande histoire, petites histoires, le dictionnaire amoureux de Serge July est un traité subjectif, un puzzle incomplet mais hautement gratifiant, dont il nous invite à combler les manques.

PHB

(1) Sa chronique sur Claude Lanzmann dans le Monde du 6mars 2009

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