Chaque année Picasso venait se recueillir sur la tombe d’Apollinaire

Cette année encore, une trentaine de personnes venues d’horizons divers se retrouveront ce samedi 9 novembre au cimetière du Père Lachaise à Paris, division 86, à quelques dizaines de mètres du columbarium et à proximité de la bien nommée « Avenue des Combattants étrangers morts pour la France ». Ils se recueilleront devant la tombe de Guillaume Apollinaire à l’occasion du 101e anniversaire de sa mort. Assez sobre, la sépulture est surmontée d’une sorte de menhir sculpté par Serge Férat et sur la tombe elle-même, un poème est gravé dans la pierre : “ Habituez vous comme moi / A ces prodiges que j’annonce / A la bonté qui va régner / A la souffrance que j’endure / Et vous connaîtrez l’avenir “.
Cette réunion de ceux qu’on appelle les “Apollinariens“ est devenue un rituel depuis ce fatidique 9 novembre 1918, lorsque la grippe espagnole emporta le poète à l’âge de 38 ans. Mais l’écrivain n’aura pas connu le purgatoire dans lequel séjournent bon nombre d’artistes pendant quelques années après leur décès. Dès sa disparition, Apollinaire a été fêté, célébré, honoré. L’écrivain, on le sait, était entouré d’amis « sans lesquels il ne pouvait vivre ». L’un des plus proches est sans nul doute Picasso qu’Apollinaire rencontra en 1904. Il avait 24 ans, un an de plus que Pablo Ruiz (rappelons que Picasso est le nom de sa mère). L’entente avait été immédiate et leur amitié ne s’est jamais démentie.

Dans les années qui ont suivi la disparition du poète, Picasso ne manquait pas, à chaque 9 novembre, de se recueillir devant sa tombe. C’est ce qu’on apprend en consultant les archives personnelles du premier biographe d’Apollinaire, Pierre Marcel Adéma. Dans ces précieux cahiers, Adéma consignait avec une rare minutie toutes les informations glanées dans ses lectures ou recueillies directement auprès des compagnons du poète. On apprend par exemple que la tombe d’Apollinaire que nous connaissons aujourd’hui n’était pas celle dans laquelle où avait d’abord été inhumé le poète. Dans un premier temps, le cadavre, forcément exquis, avait été placé dans une tombe sommaire avec une simple croix de bois noir dans la 89e division, avant de trouver une sépulture plus digne deux ans plus tard, quelques dizaines de mètres plus loin.

La présence de Picasso est attestée en 1923. Avant de se rendre au Père Lachaise, où il croisa André Billy et Paul Léautaud, le peintre assista à la messe célébrée pour le repos du poète à l’église Saint-Thomas d’Aquin. Dix ans après la mort de l’écrivain, le 9 novembre 1928, Picasso annonce à Jacqueline Apollinaire qu’il a terminé la maquette du monument funéraire qu’on lui a commandé et qu’il pourra la livrer en avril. Le peintre s’avançait beaucoup : le projet n’aboutira pas. C’est finalement l’artiste russe Serge Férat (auteur du décor et des costumes des Mamelles de Tiresias en 1917) qui sculpta le bloc de pierre que l’on connaît aujourd’hui.

En 1934, Picasso se trouve au cimetière, de nouveau en même temps que Paul Léautaud et André Billy. Ce dernier, fidèle parmi les fidèles, écrira dans la revue Les Marges du 10 janvier 1935 : « Tous les ans, Picasso était là. Il n’y a pas manqué une fois ». Pierre Marcel Adéma, de son côté, y assiste pour la première fois. Quelques jours plus tard, tout ce beau monde se retrouve à la réunion organisée spécialement en l’honneur d’Apollinaire par l’éditeur Bernouard, pour son association « Les Amis de 1914 », dans leur nouveau local au 224 boulevard Raspail.

Source image: Gallica

En 1938, Picasso croise au cimetière un autre artiste qui rejoignait l’assemblée des admirateurs d’Apollinaire : il s’agit de Marcoussis dont le nom d’artiste avait d’ailleurs été suggéré par Apollinaire, puisque le peintre polonais s’appelait en réalité Ludwik Kazimierz Wladyslaw Markus.

En 1945, alors que la France commence à reprendre des couleurs, Picasso vient à nouveau se recueillir devant la tombe de son ami. Léautaud rate le rendez-vous et se rendra le lendemain, seul, au cimetière. Les archives de Adéma nous apprennent que la cérémonie a été filmée par « un Américain journaliste en uniforme ». Aurons nous un jour la chance miraculeuse de retrouver ce document… ?

Si le peintre ne figure plus ensuite parmi les participants à la cérémonie annuelle, c’est que Picasso s’établit à ce moment là sur la Côte d’azur. En revanche, parmi les personnalités venues rendre hommage à l’écrivain en 1946, apparaît Francis Poulenc. Grand admirateur d’Apollinaire, le musicien avait mis en musique, dès 1919, plusieurs des poèmes du Bestiaire. Par ailleurs en 1947 sera créé à Paris son opéra Les Mamelles de Tiresias, inspiré par la pièce surréaliste d’Apollinaire.

Depuis cent ans, la tradition du 9 novembre ne s’est jamais interrompue. Dans les années 1950, c’est principalement Michel Décaudin, incomparable spécialiste de l’œuvre et figure très regrettée des Apollinariens, (il mourut en 2004) que l’on verra chaque année au cimetière, entouré d’amis souvent enseignants. Aujourd’hui, les artistes sont sans doute moins nombreux, mais les universitaires, les chercheurs, les journalistes, les étudiants, français ou étrangers, et d’une façon générale les admirateurs d’Apollinaire continuent de venir chaque année saluer le poète sous le ciel de novembre par un « automne malade et adoré ». Certains y déposent un bouquet de bruyère.

Gérard Goutierre

Sur les relations entre Picasso et Apollinaire,
on relira avec profit l’ouvrage de Peter Read
« Apollinaire Picasso, les métamorphoses de la mémoire »
( éditions J.M. Place)

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Apollinaire. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à Chaque année Picasso venait se recueillir sur la tombe d’Apollinaire

  1. philippe person dit :

    Comme toujours beaucoup d’informations et une manière de dire les choses si clairement qu’on les retient à coup sûr. Bravo Gérard !

  2. Robert Graetz dit :

    Guillaume Apollinaire (1890-1918) est décédé le 9 novembre 1918.
    ça vaut bien un petit brin de bruyère …
    et un petit tour par l’Abbaye de Stavelot et la modeste tombe de Mareye, l’inoubliée crapaude de ses 19 ans, au cimetière de la localité …

  3. Debon Claude dit :

    Merci, cher Gérard, de m’avoir appris cette émouvante fidélité de Picasso à la cérémonie du Père-Lachaise. Un petit point à préciser: le double enterrement d’Apollinaire avait été signalé dans Apollinaire 8, nov. 2010, pp. 73-74, dans mon article « Le monument de Serge Férat au Père-Lachaise ». Reste à retrouver l’emplacement précis du premier emplacement, ce que personne n’a pu faire jusqu’ici…

Les commentaires sont fermés.