“Critique d’art, collectionneur, anarchiste” (1), mais aussi rédacteur, éditeur, directeur de galerie… la liste semble ne plus vouloir s’arrêter. Personnage à l’énergie débordante, aux activités multiples où l’art et la littérature se rejoignaient sans cesse, Félix Fénéon fut indéniablement une figure majeure du monde artistique de la fin du XIXème-début du XXème siècle. “Félix Fénéon (1861-1944). Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse”, l’exposition qui lui est actuellement consacrée au Musée de l’Orangerie, est le pendant de celle qui s’est tenue il y a peu de temps encore au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac (2). Alors que cette dernière se focalisait essentiellement sur les pièces d’art africain de cet étonnant collectionneur, celle de l’Orangerie, à travers de nombreuses œuvres des artistes qu’il aimait à collectionner et divers documents d’époque, revient sur sa singulière personnalité. Félix Fénéon, un esprit d’un temps nouveau.
Si sa silhouette de dandy américain au célèbre bouc fut immortalisée par les peintres Paul Signac et Maximilien Luce, ou encore par le photographe Eugène Pirou, l’homme aimait cultiver un certain mystère, et cette exposition permet de découvrir les multiples facettes de ce personnage hors du commun. Paul Valéry le considérait “juste, impitoyable et doux”. À ces traits de caractère s’ajoutaient une intelligence redoutable, une insatiable curiosité et un humour ravageur. On le disait aussi très généreux, n’hésitant pas à acheter des tableaux à de jeunes artistes pour les aider, ou encore à prêter les œuvres de sa collection. Ses goûts on ne peut plus éclectiques embrassaient sans distinction l’art moderne et les arts africains, et il fut l’un des tout premiers à participer au décloisonnement des arts. Sa collection de plus de 450 pièces comprenait tout aussi bien des peintures de Seurat et Signac, dont il fut un ardent défenseur, de Vuillard, Bonnard, Degas, Modigliani, Matisse… que des sculptures des “arts lointains”, comme il les nommait si joliment. Grand connaisseur de l’art africain, Fénéon ne s’est paradoxalement jamais rendu en Afrique, le plus loin qu’il soit allé étant Istanbul. Sa plume, d’un vocabulaire précis et recherché, était reconnaissable entre toutes. Les idées libertaires qui l’habitèrent toute sa vie sous-tendaient ses choix et ses actions.
Rien cependant ne prédisposait au départ Fénéon à devenir l’homme qui nous est présenté aujourd’hui. Né en 1861 d’un père d’origine bourguignonne et d’une mère d’origine suisse, il effectue des études à l’École Normale de Cluny, en Bourgogne, avant de passer le concours de rédacteur au ministère de la Guerre et de s’installer à Paris, en 1881. Sans doute rien de tel qu’un emploi au ministère de la Guerre pour se forger de solides convictions anarchistes et ressentir le besoin d’écrire sur d’autres sujets… Ainsi, dès 1883, rédige-t-il des chroniques pour La Libre Revue artistique et littéraire et fonde, l’année suivante, La Revue Indépendante, une revue symboliste à laquelle participent, entre autres, les écrivains Mallarmé, Verlaine et Huysmans. Il collabore, par la suite, à différentes petites revues symbolistes ou libertaires telles que La Vogue et L’Endehors, participe à la rédaction du Petit Bottin des Lettres et des Arts, annuaire sarcastique des personnalités du monde littéraire et artistique, et publie la brochure “Les Impressionnistes en 1886”. Sa carrière de chroniqueur prend très certainement son envol en 1894 lorsque Thadée Natanson lui propose un poste de rédacteur à La Revue blanche, cette revue littéraire et artistique ancrée très à gauche, et bientôt dreyfusarde, dont il deviendra le rédacteur en chef deux ans plus tard. Cette proposition ne relevait sans doute pas du hasard, après son coup d’éclat lors du procès des Trente…
Fiché comme anarchiste, Fénéon faisait l’objet d’une surveillance policière depuis 1892, lorsqu’une bombe explosa au restaurant Foyot, en face du Sénat. Il fut aussitôt soupçonné d’avoir participé à l’organisation de l’attentat, arrêté, incarcéré et révoqué de ses fonctions au ministère de la Guerre. Jugé au cours du procès dit “des Trente”, il fut innocenté à l’issue d’une plaidoirie pleine d’humour dont il s’acquitta lui-même (et dont il nous est d’ailleurs loisible d’entendre de savoureux extraits dans l’exposition). Georges Clémenceau lui-même évoquera ses réponses “subtiles et aiguisées”. À La revue blanche, Fénéon côtoie et publie des artistes novateurs, des écrivains (Alfred Jarry, Léon Blum, Oscar Wilde, Guillaume Apollinaire…), comme des peintres (Pierre Bonnard, Henri de Toulouse-Lautrec, Edouard Vuillard, Kees van Dongen…). Il s’occupe aussi des éditions de La Revue blanche et publie notamment Dostoïevski et Stendhal. A cette même époque, il écrit des introductions pour des catalogues d’expositions. Lorsque La Revue blanche cesse de paraître en 1903, il entre au Figaro, qu’il quittera trois ans plus tard pour Le Matin.
Si son passage au Matin fut de courte durée, il reste encore aujourd’hui dans les annales. Ses “Nouvelles en trois lignes” renouvelèrent avec humour et concision le genre du fait-divers en faisant de lui le chantre du récit bref, ainsi : “Pour la cinquième fois, Cuvillier, poissonnier à Marines, s’est empoisonné et, cette fois, c’est définitif.”, et “Par haine d’amour, Alice Gallois, de Vaujours, a vitriolé son beau-frère et par maladresse, un promeneur. Elle a déjà 14 ans.” ou encore “Marie Jandeau, jolie fille que bien des Toulonnais connaissaient, s’est asphyxiée hier soir dans sa chambre, exprès. ” Ces trois retours de plume, qui révèlent une grande maîtrise de l’art de la chute, ne manquent pas de faire sourire encore de nos jours.
Comme nombre de ses amis artistes, Fénéon défend les formes nouvelles d’expression. Ainsi, en 1919, créée-t-il le Bulletin de la vie artistique qui paraîtra deux fois par mois jusqu’en 1926. C’est à travers trois numéros, de novembre à décembre 1920, qu’il pose la fameuse question déjà soulevée par Guillaume Apollinaire “Les arts lointains seront-ils admis au Louvre ? ”. Découvreur également de nouveaux talents littéraires, de 1920 à 1924, il assure avec Cocteau la direction littéraire des Éditions de la Sirène fondées en 1917. Parmi les auteurs publiés figurent Cendrars, Cocteau, Radiguet, Stevenson ou encore James Joyce.
Menant toujours plusieurs activités de front, cet écrivain et journaliste, boulimique de travail, cumule aussi les fonctions de collectionneur et directeur de galerie. À l’origine, Fénéon ne possédait pas de fortune familiale. Il achète donc avec ses propres revenus, et on lui donne également des œuvres. En 1884, il découvre « Une baignade à Asnières » de Georges Seurat, exposée au Salon des indépendants. Cette toile le fascine tant que toute sa vie il se fera le chantre de l’esthétique de cet artiste. Cette découverte majeure marque aussi le début de son engagement pour la défense de ce nouveau mouvement pictural qu’il nommera, en 1886, “néo-impressionnisme”.
En 1900, il organise la première rétrospective de Seurat, décédé prématurément en 1891 à seulement 31 ans, et achète « Une baignade à Asnières ». À cette époque, il commence également à collectionner des objets africains. En 1906, il rejoint la galerie Bernheim-Jeune dont il deviendra le directeur artistique deux ans plus tard. Il y expose alors ses amis néo-impressionnistes ainsi que quelques jeunes Fauves tels que Matisse ou Van Dongen.
En 1912, il organise la première exposition des Futuristes italiens chez Bernheim-Jeune, ce mouvement d’avant-garde constitué trois ans plus tôt autour du poète Marinetti, qui en avait publié le Manifeste. Alors qu’ils avaient soulevé l’indignation en Italie, tant par leurs idées révolutionnaires que par leur esthétique proche du cubisme, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo, Gino Severini et Giacomo Balla sont défendus par Fénéon. L’exposition fait bien évidemment scandale.
En 1923, la collection d’arts africains de Fénéon est déjà renommée, et comprend pas moins de 70 pièces, qu’il prête au musée des Arts Décoratifs de Paris pour l’exposition Arts indigènes des Colonies françaises. Il effectue aussi des prêts pour des publications.
En 1924, se considérant, selon ses propres termes, “mûr pour l’oisiveté”, il prend sa retraite et quitte la galerie Bernheim-Jeune. En 1935, il prête une dizaine d’œuvres au MOMA de New York pour l’importante exposition African Negro Art. Celles-ci feront l’objet de magnifiques clichés pris par Walker Evans, dont certains nous sont présentés dans l’exposition. Afin de payer ses soins à la Vallée-aux-Loups, l’ancienne demeure de Chateaubriand transformée en clinique, où il est soigné pour un cancer, Fénéon se voit obligé de vendre une première partie de sa collection en 1941.
Le 29 février 1944, Fénéon meurt à la Vallée-aux-Loups et est incinéré au cimetière du Père Lachaise.
Sa collection est dispersée en 1947, lors de plusieurs ventes qui rapportent au total 20 millions. Cette somme est alors consacrée à la création du Prix Fénéon, destiné à récompenser un écrivain et un artiste, peintre ou sculpteur. Ce Prix est encore décerné chaque année. Ainsi par-delà sa mort, Félix Fénéon continue-t-il à encourager les arts…
Isabelle Fauvel
(1) Catalogue de l’exposition “Fénéon. Critique, collectionneur, anarchiste.” Coédition des musées d’Orsay et de l’Orangerie, du musée du Quai Branly-Jacques Chirac et de la Rmn-Grand Palais, 320 pages, 39,90€.
(2)“Félix Fénéon (1861-1944), Les arts lointains”, la chronique du 29.05.2019 dans Les Soirées de Paris
“Félix Fénéon (1861-1944). Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse” du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020 au Musée de l’Orangerie. Commissariat : Isabelle Cahn, conservatrice générale des peintures au musée d’Orsay, et Philippe Peltier, conservateur général honoraire, ancien responsable de l’Unité patrimoniale Océanie-Insulinde au musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Félicitations pour votre papier sur Fénéon .
les éditions Hazan avaient publié un livre remarquable sur la revue Blanche.
Avis aux amateurs … et/ou « fouineurs » ..