Bonne nouvelle, l’ami Hartley est de retour après une très longue absence. Le cinéaste américain retrouve les salles françaises depuis le 25 septembre avec la version restaurée de ses trois premiers films, réunis sous le titre « La trilogie de Long Island » mais hélas pas avec un nouvel opus. Alors, pour celles et ceux qui n’ont pas vu ses films dans les années 90, qui est donc Hal Hartley ? Chouchou des critiques et d’un public tombé sous le charme irrésistible de son univers, qu’un mot résume à lui seul, décalé, Hal Hartley a porté haut et fort les couleurs du cinéma indépendant américain avant de tomber dans un oubli assez inexplicable au siècle suivant.
Ce fou de Godard et de Bresson est apparu sur la scène cinématographique en même temps que Steven Soderbergh ou Quentin Tarantino. Mais s’il partage avec son ainé (de peu) Jim Jarmusch, un gout prononcé pour un cinéma minimaliste, peuplé de personnages en marge au jeu dépouillé et aux dialogues lapidaires, sa carrière s’est surtout poursuivie par le désaveu de la critique et l’indifférence du public. Malgré la présence d’Isabelle Huppert, dans le très beau « Amateur » en 1994 et le Prix du Scénario à Cannes pour « Henri Fool » quatre ans plus tard, la distribution de ses autres films se fera mal ou pas du tout. Seuls les fans avertis auront vu le moyen métrage « Surviving desire » à la télé ainsi que l’étonnant « The Book of Life » produit par Arte en 1998, dans lequel la chanteuse anglaise P.J. Harvey, en Marie Madeleine, disserte sur la fin du monde avec Satan et le Christ dans les bars de New York.
Rock n’roll et angoisses sur la désagrégation de la planète sont omniprésents dans le cinéma de Hal Hartley. Et, tellement contemporains ! Si ses films n’ont pas pris une ride, c’est pour leur forme, portée par un projet très fort et très personnel de cinéma, mais aussi pour les révoltes de ses personnages, toujours d’actualité : en vrac, la couche d’ozone, la télé qui abrutit, les agressions sexuelles, l’avortement (sujet courageux dans un film américain) et toujours, une société coercitive qui ne laisse pas de place aux rêveurs et aux maladroits. En effet, si certains de ses héros cabossés savent tout réparer, rien ne fonctionne pour eux. Et de fait, ils se cognent, se renversent, prennent et donnent des claques, parfois aux vertus parricides, s’évanouissent, se jettent du haut des mur (en toute confiance). Cette gestuelle, très peu politiquement correcte, orchestre des chorégraphies au burlesque irrésistible de drôlerie et de charme.
Ce cinéma très physique est soutenu par des dialogues, souvent de sourds, qui mènent à des situations à la limite du surréalisme. S’ils s’écoutent peu, parlent vite, les personnages ont pourtant un discours incisif qui éclaire bien leur personnalité et permet au spectateur de les comprendre, vite. Ceci, évidemment grâce au jeu des acteurs, et quels acteurs et actrices ! Hartley a le sens de la troupe, il recrute ses comédiens au théâtre, et les réinvite de films en films. Dans « The Long Island Trilogy », chaque acteur principal, Adrienne Shelly, Robert John Burke, Martin Donovan, apparaît alternativement dans deux films sur trois, consolidant la cohérence du triptyque. De même que les seconds rôles apparaissent et réapparaissent reprenant le même personnage (le pompiste guitariste) ou le même rôle transposé (le père, l’amant abandonné, joués par le même acteur). Cadrés au plus près, comme les stars des années 20 et 30, tous jouent à merveille le mélange de pudeur et de folie furieuse de leurs personnages, excellent à exprimer l’humour à froid de Hartley et à s’accorder sur le rythme binaire des guitares lancinantes qui composent l’essentiel des bandes son. Parmi les scènes cultes, citons l’étrange ballet de « Simple Men » qui n’est pas sans rappeler le célèbre madison de « Bande à Part » de Godard. Interrogée sur France Culture, Elina Löwensohn, actrice dans quatre longs-métrages de Hartley et deux courts, et dont c’était la première incursion, explique que la danse a été improvisée sous sa conduite.
Mais au fait, de quoi ça parle ? Pour l’essentiel de fuites et de rencontres entre des personnages parfois très jeunes, à l’intelligence étonnement lucide, qui se débattent comme ils peuvent dans la solitude de leur vie de banlieue, dans une quête de confiance et d’amour qu’ils ont du mal à exprimer. La trame des scénarios s’appuie sur des couples tout juste formés : dans « L’incroyable vérité », un mécano tout juste sorti de prison, pour des meurtres dont personne ne se rappelle exactement lesquels, rencontre une jeune femme surtout préoccupée par la fin du monde imminente ; dans « Trust Me » (ci-dessus), une adolescente enceinte en rupture scolaire et un électronicien révolté se raccrochent l’un à l’autre pour partir à la recherche d’une voleuse d’enfants ; dans « dans Simple Men », deux frères prennent le prétexte de retrouver leur père, activiste politique pas vu depuis vingt ans pour partir à la recherche d’eux-mêmes. Ces enfants de la classe ouvrière, toujours un livre à la main, autour desquels gravitent des personnages aux personnalités allant de lunaires à psychopathes (généralement les parents), s’obstinent à tracer leur chemin malgré le scepticisme, voire l’hostilité de leur entourage. En découle des situations incongrues dignes à l’occasion d’un Jacques Tati (voir l’apparition des hommes d’affaire à la pipe dans « Trust me »).
Pourquoi ce cinéma si inventif et qui a réjoui les spectateurs des années 90 est-il passé dans l’univers cinématographique à la vitesse d’une météorite ? Journalistes et critiques peinent à l’expliquer (une petite pointe de culpabilité, peut-être ?), quant aux fans de la première heure, ils sont au rendez-vous dans les salles, composant il faut bien le dire, l’essentiel du public (pour l’instant ?). Ses acteurs fétiches n’ont plus jamais eu de premier rôle, même si Robert John Burke et Martin Donovan (sept films avec Hartley), poursuivent de belles carrières dans des seconds rôles, à la télévision et au cinéma américains. Adrienne Shelly, qu’Hartley a révélé, a réalisé trois films (dont Waitress en 2007), mais elle est morte assassinée en 2006. Quant à Elina Löwensohn, actrice dans quatre longs-métrages de Hartley et deux courts, elle est plus connue en France, notamment pour sa collaboration régulière avec Bertrand Mandico.
Le plaisir de revoir ces trois films est intact, tant leur fraîcheur, leur univers loufoque et leur saine liberté de ton, demeure d’une étonnante contemporanéité. On espère qu’ils trouveront un nouveau public et seront l’occasion de voir enfin en France les films jamais distribués, et qui sait, une nouvelle œuvre. Mais Hal Hartley n’a pas tourné de film depuis cinq ans… Alors, faisons-lui signe qu’on l’attend !
Marie-Françoise Laborde
The Long Island Trilogy : The Unbelievable Truth (1989), Trust Me (1991) et Simple Men (1992)
Copyright images: Films du Camélia
Merci pour votre article, Marie-Françoise.
Je suis d’accord avec vous : l’évanouissement des écrans de HH serait à étudier. Mystère de la distribution ? Préférence pour un cinéma indépendant toujours estampillé « Sundance » ?
Je crois, en tant que « critique » de cinéma, que la solution est peut-être à chercher sur la manière d’écrire les critiques. La plupart de mes collègues ne sont pas des cinéphiles et n’ont jamais envie de faire des « références » (parce que souvent ils ne les ont pas). Ils qualifient des films de chefs d’oeuvre, ce qui à mon avis voudraient dire que ces films sont désormais à citer en référence dans leurs futurs articles. Eh bien, non. Woody Allen fait un chef d’oeuvre par an mais jamais on ne cite un film de Woody Allen dans un article sur un autre cinéaste.
Donc, on perd très vite la trace des cinéastes. Si leurs films ne sont plus distribués, une nouvelle génération de critiques arrive et ne sait pas qui est Hal Hartley ou John Sayles, ou Alan Rudolph (autres disparus américains corps et biens).
Même les grands maîtres ne sont jamais réveillés : qui cite encore l’immense Robert Altman, sans doute le plus grand cinéaste américain d’après-guerre. On lui préfère des cinéastes toujours en activité. Mais par rapport à Scorsese, les Coen Brothers, Clint E, cinéastes de l’effet immédiat, Altman est vraiment un moraliste, un observateur de la société US sous toutes ses formes, un créateur de formes aussi…
Lui seul va au-delà du cinéma de distraction étasunien. C’est aussi ça le problème de Hartley, son cinéma manque d’hémoglobine et de cynisme à la différence des noms cités. Moi aussi, j’ai revu sa trilogie et même si ça ne plaît pas à tout le monde j’affirme que ça tient bien mieux le coup que bien des Scorsese ou des Eastwood de l’époque, qui sont vraiment des films primaires et violents, une fois l’effet d’époque passé…
Je vous signale qu’un des derniers films de HH, « The Girl from Monday » (2005) vient de sortir directement en DVD chez LettMotif.
Merci pour cette critique intéressante et motivante.
Merci aussi pour avoir évité de nous assommer avec vos goûts personnels
Vraiment merci pour l’article initial (ah je ne connais pas HH!) et le commentaire…
Toujours intéressant -tant pour les livres que pour les films – de comprendre la fabrique des œuvres via ceux qui permettent qu’elles arrivent à nous.
mhf
Cela ne revient-il pas à regretter que l’on ait oublié le temps des Malle, Truffaut et autres Godard? Times are changing comme chantait l’autre…
Aucun rapport… Hartley est encore en activité et la distribution nous prive de la moitié de sa filmographie pour des raisons obscures qui n’ont pas trait avec sa qualité ni au nombre d’entrées qu’il pourrait faire…
Je m’étonne, chère Lise, que vous soyez si frivole avec le cinéma qui, donc, selon vous, doit être consommé à « son » époque et n’est plus que nostalgie après… C’est une apologie de la programmation éphémère. Je comprends mieux pourquoi vous aimez les rois du box-office comme ceux que je citais…
Ne peut-on pas considérer le cinéma comme les autres arts ? Pas simplement vanter les derniers films sortis des cinéastes à la mode Arte-Télérama
Si on faisait pareil avec la musique… qu’écouterait-on ?
Ah Philippe, merci, je me sens moins seule. Ma démarche confine au militantisme, tant j’ai envie de partager ce cinéma là, qui me touche par ce que je perçois: une totale indépendance d’esprit (qui effraie les « modeux ») mais qui repose sur une connaissance fine du cinéma (ses citations sont savoureuses).
Entièrement d’accord !